Rencontré à Paris où il était de passage, le docteur Hamza Boutaleb, porte-parole du Collectif autonome des médecins résidents algériens (Camra), a accepté de répondre à nos questions. Nous avons évoqué le mouvement, ce qu'ont subi les médecins comme intimidations et répression, les dessous des négociations avec la tutelle, les acquis de huit mois de grève et six mois sans salaires. Genèse d'un mouvement qui a ôté le couvert sur le système de santé algérien. 14 novembre 2017. Naissance du mouvement C'était la énième tentative de grève des médecins. Les préparatifs ont commencé deux mois avant cette date. Il y a eu des concertations sur le comment et le pourquoi entre trois collègues. Le nombre de membres était restreint et le mouvement n'était pas encore national. Puis, il y a eu quelques adhésions notamment de Constantine, d'Alger, d'Oran, de Blida, de Annaba, de Sidi Bel Abbès et de Tizi Ouzou. Renforcé par des collègues de Béjaïa et de Tlemcen, le mouvement commençait à prendre de l'ampleur. Quand nous avons su que des médecins avaient commencé à organiser des actions dans leurs wilayas respectives, nous en avons contacté d'autres des autres wilayas. Et c'est ainsi que 11 d'entre elles ont rejoint la Collectif autonome des médecins résidents algériens (Camra). Ce dernier existait bien avant, il avait été créé en 2011. Et nous avons décidé de garder le nom. La grève était cyclique au début, jusqu'au jour où nous avons décidé qu'elle soit illimitée. Principales revendications 1 – Egalité entre Algériens dans le service militaire : les médecins sont exclus de toute exemption. Pour l'exemple, pas de grâce présidentielle pour nous. De plus, les Régions militaires n'acceptent même pas le dossier de soutien de famille comme pour nos compatriotes et refusent le dossier médical quand le médecin est inapte pour passer son service. 2 – L'abrogation du caractère obligatoire du service civil : il a été instauré par Boumediène pour doter les régions isolées de médecins. C'était une solution temporaire après la Révolution, qui est devenue une règle. Au lieu de trouver des vraies solutions au problème, l'Etat n'a cessé de se cacher derrière le service civil pour combler sa défaillance. Alors que sans ce service civil, il aurait certainement pensé à construire de vrais hôpitaux dans les régions enclavées, à améliorer le service de santé et à offrir plus de moyens et de conditions de vie aux médecins. 3 – Améliorer les conditions pédagogiques pour offrir une meilleure formation aux médecins résidents. 4 – Réouverture du statut du résident : le statut du médecin résident n'est pas clair. Nous ignorons si nous sommes considérés comme étudiants ou comme travailleurs (médecins). Nous ne sommes ni l'un ni l'autre. 3 janvier 2018. Le mouvement prend un virage déterminant Nous avons appelé cette journée de répression le «mercredi noir», qui correspond au jour où nous avons organisé un sit-in national à l'intérieur de l'hôpital Mustapha Pacha. Nous voulions faire une marche pacifique. Mais dès que nous avons ouvert les portes de l'hôpital, nous avons été attaqués et tabassés avec une violence inégalée par la police nationale. C'était abominable. Ce qu'ont subi les médecins ce jour-là n'honore ni le pays, ni ses forces de l'ordre, ni même la santé en Algérie. Nous avons été matraqués même à l'intérieur de l'établissement, ce qui était impensable. Tout le monde a vu les images atroces, notamment celles des blouses blanches tachées du sang des médecins. Nous avons eu beaucoup de blessés. Des médecins ont eu des fractures, jusque sur la clavicule. Cette date a donné un nouveau souffle au mouvement. C'était le virage. Depuis, nous avons enregistré un taux record d'adhésion. Nous étions à plus de 95% d'adhésion aux actions sur le plan national. Structuration du mouvement Si nous avons tenu tête et réussi le mouvement, c'est d'abord grâce à notre organisation horizontale. Nous avions des représentants de toutes les wilayas. Il y en a trois d'Alger – dont moi comme porte-parole du mouvement et représentant de l'hôpital Maillot de Bab El Oued (CHU Lamine Debaghine). Et puis, il y a dix autres délégués des wilayas qui ont adhéré au mouvement dont Constantine, Oran, Blida, Annaba, Sidi Bel Abbès, Batna, Sétif, Tlemcen, Béjaïa, Tizi Ouzou. La décision est prise depuis la base. C'était cela notre principe. Tous les médecins participent aux débats et à la prise de décision. On faisait beaucoup de réunions. Certaines ont duré plus de 12heures pour trouver le consensus. Le délégué de service d'un quelconque hôpital ou établissement de santé est chargé d'écouter les propositions des résidents qui travaillent sous sa chapelle. Puis, les délégués de service du même hôpital se réunissent entre eux pour sortir avec la décision de l'établissement. A ce moment-là, une réunion est organisée entre les délégués de tous les hôpitaux et établissements de santé de la même wilaya pour mettre sur la table les propositions décidées à leur niveau et sortir avec une décision que portera le délégué de la wilaya, qui est aussi délégué national, pour le débat national. Ce n'est que de cette manière que le mouvement prend une décision nationale. Nous avons réellement appliqué le concept de la démocratie participative. Plan de communication Nous nous sommes vite rendu compte que nous avions un déficit sur le plan de la communication, notamment après toutes les attaques médiatiques de dénigrement que nous avons reçu et auxquelles nous n'avons pas su faire face. La plupart d'entre nous n'avaient pas d'expérience dans les mouvements de contestation. Ce qui nous a sauvés, au début, c'était le fait que les membres étaient réellement engagés dans le mouvement et honnêtes. Ils ont donné tout ce qu'ils pouvaient, mais ce n'était pas suffisant. C'était là où nous avons réfléchi à un meilleur plan de communication. Il fallait compter sur nous-mêmes. Nous avons découvert ensemble ce que c'est un mouvement et nous avons appris de nos erreurs. Nous avons divisé la cellule de communication en deux parties. La première, qui concerne la communication interne, s'occupait de notre chaîne YouTube et de nos pages sur les réseaux sociaux Facebook, Twitter et Instagram ; par exemple, elle publie en temps réel sur nos pages toutes les informations nous concernant ou concernant les décisions internes des délégués nationaux. C'est grâce aux réseaux sociaux que notre cause est devenue internationale. Quant à la deuxième, qui concerne la communication externe, dont je suis responsable, elle a pour mission de s'adresser aux médias. Mais là aussi, les autres délégués avaient aussi le droit de répondre aux questions des journalistes. Manifestations Je prends l'exemple de l'action du 12 février 2018. C'était important pour nous de la réussir, notamment après toutes les interdictions qui ont suivi celle du 3 janvier. Nous avons établi une stratégie de sorte à ce que les autorités ne sachent même pas où nous devions tenir notre manifestation. Aucune information ne devait nous échapper ou sortir du cadre des délégués. Toute le monde, y compris la presse, ignorait le lieu de l'action. Nous ne l'avons communiqué en interne que la veille. Nous avons décidé, comme plan A, d'organiser un rassemblement devant la Grande-Poste, et comme plan B, un sit-in devant l'APN. Au moment où tout le monde nous attendait à l'hôpital Mustapha Pacha, les médecins résidents étaient déjà dispatchés aux alentours de la Grande-Poste et sur la rue Larbi Ben M'hidi. Le signal était trois coups de sifflet. Quand ce dernier a été donné, vers 10h, je ne sais d'où ils sont sortis mais en un clin d'œil, l'esplanade de la Grande-Poste était déjà bondée de médecins venus des quatre coins du pays. Ceux qui étaient sur la rue d'Isly n'ont pas eu le temps de nous rejoindre et ont décidé d'aller directement à l'APN. Désemparés, les éléments de la police ne savaient pas quoi faire car ils ne s'y attendaient pas à un plan aussi machiavélique (rire). Et c'est ainsi que nous avons réussi à tenir deux actions le même jour. Nous sommes restés toute la journée. Nous avons crié notre ras-le-bol comme nous le souhaitions. Comme cela était interdit depuis très longtemps, nous étions le premier mouvement à réussir à manifester à Alger. Répression La répression est la seule image que nous gardons de nos rapports avec les forces de l'ordre. Pour moi, le ministère de la Santé n'est que fiction ; il n'a jamais existé réellement et n'a jamais joué son rôle. Le ministre était absent, il ne s'était jamais positionné, il n'a jamais pris notre défense durant les moments difficiles que nous avons vécu. En vrai, chaque médecin avec sa propre expérience avec la répression. Cela dépend du policier qui vous interpelle ; cela peut aller d'une simple intimidation, à des insultes ou à des coups assénés sauvagement sur nos collègues. Nous n'avons pas exactement le nombre exact de blessés mais je peux vous assurer qu'ils étaient des dizaines. Il ne faut pas oublier qu'un de nos médecins a eu une ischémie cérébrale lors de l'action du 3 janvier. Il ne pouvait plus bouger ni parler. Nous avons dû mettre pression sur l'Etat pour qu'il puisse être pris en charge à l'étranger. Il va mieux depuis. Il y avait aussi ceux qui ont eu des fractures, mais le cas que je viens de citer était le plus grave. Intimidations Hormis certains, et c'est une minime partie, la plupart des chefs de service ne se sont pas contentés de ne pas nous soutenir, mais ils nous ont intimidés aussi. Ils nous ont menacé de représailles et que nous allions subir des sanctions après le mouvement de grève. Certains ont même interdit aux médecins résidents qui assuraient le service d'accéder aux blocs. C'était pour eux une manière de les punir pour leur adhésion au mouvement de contestation. Le gel complet des salaires depuis janvier dernier pour une durée de six mois, c'était aussi une façon de nous intimider. Et aussi la déclaration de la tutelle disant que notre grève était illégale alors qu'elle a eu plus de 95% d'adhésion des médecins résidents sur tout le territoire national. L'objectif était de nous faire peur et de nous pousser, par la crainte, à revenir sur la décision de la grève illimitée. Mais cela n'a pas marché, car les résidents étaient conscients de leur combat et des démarches entreprises pour mener à bien nos revendications légitimes. Finalement, tout ce que nous avons subi comme intimidations était une motivation de plus pour consolider notre conviction à continuer la lutte pour nos droit et pour un meilleur système de santé en Algérie. Soutien Nous n'avons pas été vraiment soutenus par la corporation, certes, mais nous avions le soutien de certains chefs de service courageux, qui étaient avec nous depuis le début. Et puis, nous avions été épaulés surtout par le Syndicat national des praticiens de santé publique (SNPSP), présidé par le docteur Lyes Merabet que je remercie infiniment à l'occasion. Nous avons eu aussi le soutien de quelques syndicats autonomes, de quelques partis de l'opposition et des défenseurs des droits de l'homme. Une grande partie du peuple était avec nous aussi, ce qui était encourageant. De plus, nous avons eu beaucoup de soutiens de l'étranger. En tant que porte-parole, j'ai reçu des appels d'organisations étrangères de médecins ou de défenseurs des droits humains qui ont exprimé leur soutien au Camra. Maintenant, en deuxième phase, certains partis politiques notamment du pouvoir, plusieurs activistes et journalistes ne nous ont pas soutenus mais ont passé leur temps à nous dénigrer, à déformer nos propos et à donner d'autres orientations à nos actions. Ces derniers, et je parle de cette catégorie de journalistes inobjectifs, n'ont pas été honnêtes et n'ont pas tenu à la déontologie et l'éthique de la pratique journalistique. Ils auraient dû tout simplement faire leur travail de manière objective, ce qui n'était pas leur cas. Mais bon, ces médias dont je parle sont connus du grand public Quant aux activistes en question, ils ne se sont jamais prononcés quand les médecins se faisaient tabasser par la police, mais ils interviennent à chaque fois dans les médias pour nous endosser la responsabilité de la faillite du système de santé en Algérie et nous dénigrer. J'appelle ceci du populisme pour des raisons purement personnelles. Sinon, quel serait leur intérêt ? Au final, je remercie tous les journalistes et les activistes honnêtes pour leur objectivité. Car l'idée n'était pas de nous soutenir mais de dire la vérité, juste la vérité. 24 juin 2018. Gel de la grève illimitée Le ministère de la Santé a déclaré devant les médias, après huit mois de notre grève illimitée, que la tutelle était prête à renouveler les négociations avec nous si nous décidions de geler nos actions et de reprendre nos services. Nous avons soumis, lors d'une assemblée générale, la proposition du ministre aux résidents. La majorité a opté pour le gel afin de la mettre le ministère devant ses responsabilités. Malheureusement, le ministre n'a pas tenu sa promesse car il ne nous a jamais convoqués pour cette réunion où nous devions discuter de la suite à donner à notre accord de gel de la grève. Donc, il n'y a eu aucune négociation comme il l'avait prétendu. Nous avons attendu longtemps. Et ce n'est que quelques mois plus tard qu'il s'est contenté de diffuser un communiqué publié sur le site officiel du ministère dans lequel il nous a informé de nouveaux points accordés aux résidents. Concernant ce que le ministre a appelé les «acquis», je vous informe qu'il n'a repris que ce qu'il avait déclaré en avril. Il n'avait rien amené de nouveau. Nous l'avons vécu comme une trahison. Les acquis Nous connaissons tous la situation des mouvements notamment corporatifs comme le nôtre en Algérie. Il n'était pas facile pour nous de tenir tête pendant huit mois et d'arracher quelques points avec tous ce que nous avons notamment, subi Nous avons fait face un bloc. Mais je peux dire que celui des médecins résidents, le Camra de 2018, a pu changer certaines choses : 1 – Diminution de la durée du service civil dans certaines zones ; il est vrai que dans les CHU du Nord, elle est restée la même, donc de quatre ans. Mais dans certaines wilayas comme Tizi Ouzou, elle a été réduite à deux ans seulement. 2 – Augmentation des primes de zone pour les médecins résidents : Elle varie de 20 000 à 60 000 DA selon les régions. Ce dernier montant peut être attribué, par exemple, dans l'extrême sud comme Illizi. 3 – Logement de fonction : le ministère a assuré qu'il n'ouvrira pas de poste budgétaire sans qu'il y ait un logement de fonction pour accueillir dignement le médecin résident. Pour moi, ce point n'est pas nouveau car la loi existait bien avant. Mais qu'ils ne l'appliquaient pas avant. 4 – Le congé de maternité : les médecins résidentes qui souhaitaient accoucher n'avaient pas droit au congé de maternité. En gros, si elles le prenaient, elles risquaien de faire une coupure ou de refaire complétement l'année. Pis, si un médecin décidait de prendre son congé annuel, ce qui est un droit reconnu universellement, il devait le compenser à la fin de son cursus. C'est comme s'il avait fait un prêt. Dernier mot Franchement, nous sommes arrivés à huit moi de grève. Je ne peux qu'être fier de ce que nous avons accompli jusque-là. L'échec est celui du système de la santé et le mutisme e la tutelle sur tout ce que nous avons subi comme intimidations et repressions. Je suis très satisfait de ce que nous avons accompli. Du moins, nous avons réussi à montrer le vrai visage de la santé et soulevé le couvert sur le système de santé en Algérie. Quant aux revendications, certes, nous ne les avons pas toutes satisfaites, mais le combat est ainsi. Je pense que les médecins qui vont se soulever dans les années à venir vont, certainement, continuer le combat. Mais avec tout ce que nous fait jusque-là, ils ne vont pas débuter de zéro comme a été notre cas.