Le Caire, quelques jours après le cessez-le-feu. Le taxi qui nous ramène du très bel aéroport international vers le centre-ville nous dépose à Khan Al Khalili. Chemin faisant, Mehamed – c'est son prénom – fait le guide. En traversant un très long boulevard de Misr Al Guedida, le boulevard Salah Salem, l'homme nous montre discrètement le siège de la Présidence égyptienne. « C'est là que réside le raïs », lâche-t-il en nous priant de ne pas « émettre » de geste suspect. Le Caire. De notre envoyé spécial Le coin est hérissé de barrages et de fortins. « Il est en pleine forme, il vit dans le luxe, il se fait pomponner comme un roi en jouissant de tous les délices », rigole le chauffeur de taxi. Pour lui, Moubarak a manqué de cran dans la gestion du conflit qui se déroulait à ses frontières. « Il a attendu longtemps avant de parler », lui reproche-t-il. Fait édifiant : dans le paysage général cairote, il n'y a quasiment pas le moindre indice en relation avec la guerre qui a dévasté 22 jours durant la bande de Ghaza, à un jet de missile d'ici. A Khan Al Khalili, nous sommes même surpris de trouver une pléthore de touristes en tenue printanière faisant leurs emplettes de souvenirs dans le dédale du marché mythique, qui n'est pas sans rappeler les vieux souks de Damas ou d'Alep. Seul ce vendeur de keffiehs vient nous rappeler l'actualité dramatique du peuple palestinien. D'autres grappes de touristes font le plein de photos, un peu partout, sans se montrer le moins du monde inquiétés par le bruit des canons qui tonnent encore à l'est du Sinaï. « Non à la capitulation ! » Autre décor, autre ambiance : nous sommes à Maydan al Tahrir (la place de la Libération), une très grande place entourée d'immeubles officiels et d'hôtels 5 étoiles. Ici, l'atmosphère est très urbaine. « C'est le plus grand rond-point du Caire », indique un riverain. Dans le lot, on distingue aisément le bâtiment abritant le siège d'Al Gamiâa al Arabiya, la très controversée Ligue arabe. Sur le boulevard Talaât Harb, l'un des grands boulevards de Wast el Balad, cette banderole flotte à un balcon. C'est l'un des rares vestiges de la guerre : « Naam lil mouqawama, la litakhadoul wal istislam ! » (Oui à la résistance non à la capitulation). La banderole orne les bureaux du Parti arabe démocratique nassérien. Nous nous engouffrons dans l'immeuble abritant les locaux du parti. Dans le couloir, des portraits de Gamal Abd Al Nasser, des bustes à l'effigie du raïs, des portraits du célèbre journaliste Mohamed Hassanin Haykal et une galerie de leaders nationalistes de divers pays : Che Guevara, Hassan Nasrallah et puis… un portrait à la gloire d'Ahmed Ben Bella. Notre ancien président, faut-il le dire, jouit encore d'une grande respectabilité au Caire. Le secrétaire général du parti, Ahmed Hassan, la bouille sympathique, nous reçoit sans protocole. Il se plaint que le régime ne laisse pas son parti manifester dans la rue. « Nous organisons néanmoins des journées de protestation, des conférences », dit-il. En bon nassérien, M. Hassan estime que la résistance palestinienne armée est tout à fait légitime et que Moubarak et consorts, qui se sont acharnés à accabler Hamas plutôt que de condamner Israël, ont eu une attitude honteuse. « Il y a eu exactement 127 résolutions des Nations unies avant la dernière résolution, la 1860, qui condamnent Israël. A quoi cela a-t-il servi ? », argue-t-il d'emblée. L'homme reproche au régime de Moubarak, outre ses positions timorées au début de la guerre, d'avoir continué à alimenter Israël en gaz naturel. « C'est avec ce gaz qu'Israël fait marcher une partie de sa machine de guerre infernale », assure-t-il. Autre revendication chère à sa formation : le renvoi de l'ambassadeur d'Israël et l'annulation du traité de Camp David. L'ambassade de l'Etat hébreu, située à Ghizeh, au dernier étage d'un immeuble sis rue Anas Ibn Malek, était sur le qui-vive tout au long de l'agression israélienne contre Ghaza. « Les lâches, ils se servent des civils égyptiens comme bunkers. C'est pour cela qu'ils ne veulent pas faire comme tout le monde et louer une villa », éructe un jeune Cairote. Hasard géographique : l'ambassade d'Arabie Saoudite est juste à côté. Aussi, ce périmètre est-il devenu l'un des quartiers les plus « fliqués » du Caire. Le torticolis de Omar Souleiman Poursuivant sa plaidoirie, Ahmed Hassan appelle Moubarak à convoquer un sommet arabe extraordinaire qui sauverait l'honneur des derniers conclaves (Doha, Charam al Cheikh, Koweït City) qu'il qualifie de « festivals de bousboussettes » et de mettre au milieu le Fatah et le Hamas, avec l'engagement de ne les libérer qu'une fois rabibochés. « Gamal Abdel Nasser l'avait fait en 1970, après les événements de Jordanie (dits Ayloul El Aswad ou Septembre noir, quand l'armée du roi Hussein avait réprimé dans le sang les activistes de l'OLP) : il avait invité le roi Hussein et Yasser Arafat au Caire pour se réconcilier et avait menacé de les emprisonner s'ils ne parvenaient pas à un accord », raconte Ahmed Hassan. Légende ou fait avéré ? Difficile de vérifier. Néanmoins, il est certain que le rôle de l'Egypte dans la restauration du dialogue interpalestinien est primordial. Cela aussi fait partie de l'hypocrisie arabe : tout le monde fustigeait l'Egypte au plus fort du conflit ; après, tout le monde est allé courir dans les bras de Moubarak, Hamas en premier. Une délégation du Hamas a d'ailleurs quitté le Caire jeudi pour céder la place au négociateur israélien Amos Gilad. Entre les deux, Omar Souleiman, le chef des « moukhabarate » égyptiens, le renseignement militaire, multiplie les consultations. « C'est l'homme fort du Caire », écrit Haaretz, à telle enseigne qu'il fut à un moment donné pressenti pour prendre le fauteuil de Hosni Moubarak himself. Tout en estimant que le Hamas n'a pas démérité dans cette guerre, le SG du parti nassérien lui conseille de trancher entre la résistance et la politique : « Hamas est venu avec des élections au pouvoir et, à mon sens, ceci a été une erreur de sa part, car il y a une différence entre le résistant et l'homme politique. Quand le combattant se transforme en homme politique, il est obligé de se soumettre aux calculs politiciens, au droit international, au jeu des équilibres. Il doit consentir des négociations et apprendre à faire des concessions », souligne-t-il. A la clé, cette anecdote : « Gamal Abd Al Nasser disait à son ministre de la Guerre, le général Mohamed Fawzi : « Prépare ton armée et ne t'occupe pas de ce que je dis en politique. » « La géographie est la seule constante de l'histoire » Nous voici à présent au siège du Wafd, le doyen des partis égyptiens. Il a été créé par le leader nationaliste Saâd Zeghloul à l'issue de la Première Guerre mondiale. Le siège somptueux du parti est en face de l'ambassade de Syrie à Gizeh. Positionné à droite, sur le mode laïque-libéral, il a légué cette devise à la société égyptienne : « Eddinou lil'Allah wal watanou lil jamie » (La religion est à Dieu et la patrie pour tous). Pour Mahmoud Abadha, le très élégant président du Wafd, la résistance est un droit inaliénable du peuple palestinien. Il pense, néanmoins, qu'en dépit de tout ce qui se dit de malveillant sur l'Egypte, ceci n'est qu'une conjoncture passagère. « C'est événementiel, ce n'est pas structurel », relève-t-il (lire interview). Faisant sienne une citation de de Gaulle, il résume la prééminence de l'Egypte sur le dossier palestino-israélien en ces termes : « La géographie est la seule constante de l'histoire » et à ce titre, il ne lui semble guère que le leadership de l'Egypte dans la région soit menacé outre mesure par l'Iran ou la Turquie. Nous avons essayé d'approcher le Parti national démocratique, le « hizb » au pouvoir dont le siège est situé dans un grand immeuble derrière l'hôtel Hilton-Ramsès. « Il n'y a personne pour vous recevoir », nous rétorque sèchement un policier en faction. Au reste, la position du parti est connue. Dans une édition d'Al Misri Al Youm, Gamal Moubarak, le fils du raïs et figure montante de l'appareil du PND s'en est pris violemment aux détracteurs de l'Egypte et pourfendeurs de son rendement politico-diplomatique durant la guerre contre Ghaza : « La cause palestinienne est dans notre sang jusqu'à la libération des territoires occupés, mais nous n'avons pas besoin de donneurs de leçon qui nous dicteraient ce que nous devons faire », fulmine-t-il, avant de marteler : « Ces gens ne se sont opposés au rôle égyptien que pour occuper les chaînes de télévision », accusant au passage, sans la nommer Al Jazeera de « monter le peuple égyptien contre son gouvernement ». Ce genre de duels à fleurets mouchetés fleurit dans la presse égyptienne. Elle est devenue d'ailleurs l'une des arènes annexes du conflit, comme à chaque fois qu'il est question d'Israël. Dès le début de l'expédition meurtrière israélienne contre Ghaza, l'Egypte a été au centre de vives critiques. Les griefs qui lui étaient faits portaient sur trois aspects : le fait que la déclaration de guerre soit prononcée par Tzipi Livni depuis Le Caire, la fermeture des points de passage rendant très compliqué l'accès des médecins et des humanitaires au terrain des opérations, et en revanche, la non-fermeture de l'ambassade d'Israël au Caire comme le feront des pays aussi éloignés que le Venezuela de Chavez et la Bolivie de Moralès. Pis : que l'Egypte se faisait le valet, le gendarme, le « chaouiche » (factotum) d'Israël dans la région. Si c'étaient les Algériens… Sur les boulevards grouillants de la capitale égyptienne, les discussions avec les uns et les autres nous offrent des pages crues « d'égyptologie politique ». La géopolitique de comptoir ne prospère guère aussi bien que dans les bouis-bouis et les taxis, ou encore dans le métro. En général, les avis se répartissent entre deux grands courants : les partisans de la lutte contre Israël et ceux de la lutte pour le pain. Au reste, on comprend vite (impression que l'on peut également éprouver à Amman, Damas ou Beyrouth) que l'entité sioniste fait partie de la mémoire collective et cette réalité « banalise » presque Israël dans l'imaginaire moyen-oriental. Sinon, les signes extérieurs d'effervescence populaire se sont globalement estompés, comme partout ailleurs, au demeurant. Les mêmes questions fusent en boucle comme les news des chaînes d'information en continu. Sur le voisinage encombrant d'Israël, sur le jeu trouble du Caire, sur les Frères musulmans et leur jonction avec le Hamas, sur l'après-Ghaza, l'après-tout cela. Les Egyptiens sont las. « Nous sommes éprouvés par les guerres successives, nous avons donné, basta ! », disent les plus vieux. Les plus jeunes pestent contre le gouvernement qui les a empêchés d'entrer à Ghaza. « Les Palestiniens me disaient que si c'était l'Algérie qui avait des frontières avec Ghaza, il y a longtemps que la Palestine aurait été libérée », nous confie le docteur Mohamed Khouidmi, médecin algérien qui était au front comme volontaire du Croissant-Rouge. Sur les étals des journaux, les « belligérants éditoriaux » continuent de se livrer bataille à leur manière, entre partisans et opposants de la diplomatie égyptienne. Alors que le journal gouvernemental Al Ahram défend d'une façon inconditionnelle les positions officielles du Caire, des journaux indépendants comme Al Doustour chargent, sans trêve, cette même position. A la une du journal du sulfureux chroniqueur Ibrahim Issa, on peut lire dans une édition datée du 19 janvier les chiffres des opérations menées par la « moqawama » depuis le début de la guerre. Le bilan (source Brigades Al Qassam) fait état de 49 soldats israéliens tués, 411 blessés, 25 chars détruits, un avion de reconnaissance abattu et 4 hélicoptères touchés. Il est précisé par ailleurs que 335 roquettes ont été lancées sur Israël, 211 missiles Grad et 397 mortiers. « Chaque goutte de notre sang est un embrasement » De son côté, le quotidien Al Ahram publie le 23 janvier un bilan chiffré de l'activité aux points de passage, notamment à Rafah, pour répondre aux allégations accusant l'Egypte de ne pas faire assez pour les Palestiniens. Il est ainsi indiqué que 558 blessés Palestiniens ont franchi le point de passage de Rafah vers l'Egypte pour recevoir des soins depuis le déclenchement des hostilités jusqu'au cessez-le-feu. Concernant les aides médicales, 3449 tonnes de médicaments sont passées à Ghaza via Rafah, durant le conflit, souligne le même document. Pendant ce temps, un haut cadre du Hamas a été arrêté avant-hier à Rafah avec un pactole de 10 millions de dollars tandis qu'un islamiste a été jugé ce jeudi pour « entrée illégale » à Ghaza. C'est dire si le « gendarme » pharaonique ne s'acquitte pas convenablement de sa mission. Le Doustour réplique en publiant au fronton de ses pages intérieures des strophes émouvantes d'un long poème de Samih Al Qassem, le grand poète palestinien, dédié à Ghaza, intitulé Taqadamou ! (Avancez). Extraits : « Avancez, avancez ! Votre route est derrière vous, votre lendemain est derrière vous, votre mer est derrière vous, votre terre est derrière vous, alors que tout est devant nous » ; « Avec vos blindés et vos machines cracheuses de haine/ Menacez, expulsez, vous ne briserez pas nos tréfonds/ Vous ne vaincrez pas nos désirs/ Nous sommes la justice cruciale », « Avancez avec l'appétit du meurtre qui vous tue/ Et visez juste, n'ayez pitié de nous/ Et tirez sur l'utérus/ Chaque goutte de notre sang est un embrasement… ».