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Le poète couché dans sa propre voix au premier jour du jour dernier
Publié dans El Watan le 28 - 10 - 2004

A m'entendre répéter cette sommaire annonce nécrologique au style ampoulé que j'ai faite à l'agence de presse nationale algérienne le matin du samedi 28 octobre 1989, je me rends compte que sa dernière proposition disait une vérité qui m'assaille toujours et aujourd'hui me désempare.
Une détresse m'avait alors submergé et pour la contenir et la diluer j'ai dû, inconsciemment, en décupler le volume grandiloquent pour l'anesthésier, pour endiguer l'angoisse de la sidération. Je l'ai subie comme une calamité duelle et paradoxale. Elle s'est logée en moi et en même temps s'est extrapolée dans le deuil de mon peuple et dans celui du peuple du monde qui attend du poète une parole solidaire et un signe fraternel. Yacine était un sémaphore du verbe et du geste.
Je veux parler de Kateb Yacine. De quelle manière ? Parler de Kateb ou à Kateb ? Ce qui sépare les deux intentions me paraît être une béance qui ne relève pas seulement des procédures historiennes ou narratives mais aussi et surtout du rapport au temps et à la distance. Parler de Kateb, c'est le situer derrière une limite infranchissable et dans une temporalité irrémédiablement révolue. Il est mort le samedi 28 octobre 1989, à 8h30, à Grenoble où je suis arrivé le soir même après un long voyage en zigzag, ponctué de lieux jadis traversés ou un moment habités, par mon ami : Moscou, Sofia, Alger, Oran, Paris… et Grenoble-Satolas où ce même samedi je débarque de l'avion par une nuit d'encre, attendu par Akila et Claude Lien, les amis qui ont visité Yacine et lui ont tenu la main, chaque jour de son hospitalisation.
Rue de L'Agnelas, à Grenoble, ce dimanche midi du 29. C'est une rue qui monte légèrement vers la Chartreuse et ses bois. Des frondaisons fleuries hors saison, des platanes encore feuillus dissimulent la chapelle qui jouxte – mais excentrée – le vieil hôpital de la ville. Ici s'élargit la vallée du Grésivaudan que creuse et irrigue la rivière Isère, grosse veine temporale descendue du Rhône et qui nourrit la cité. En son large coude, Grenoble s'étale et témoigne, veillée par les monts du Vercors et les ombres tutélaires de ses maquisards qui, en 1944, avaient libéré un morceau du territoire républicain avant d'être décimés par les brigades de l'armée du Reich hitlérien. Héroïsme romantique de ceux qui croyaient aux lendemains qui dansent et qui furent hachés par la mitraille.
Yacine était fasciné par ces massifs imprenables. «Ils me sont aussi fraternels et rudes que les Aurès de mes ancêtres…, disait-il…, aussi fraternels que l'est mon camarade Robert, le partisan des FTP, rescapé des batailles de juin-juillet 1944 contre les nazis et qui m'offre, quand je suis dans les parages, sa maison, ses livres, sa musique, ses récits et son vin blanc à Vercheny, petit hameau de la Drôme. Il me raconte ses vingt ans et entonne en trinquant le Chant des Partisans.»
L'été semble se prolonger dans un automne retenu et paresseux. Hans, le fils de Yacine venu de Hambourg, Elizabeth Auclair dernière compagne de Jean-Marie Serreau, Claude et moi déambulons, dispersés dans les allées désertes de l'hôpital comme pour repousser l'instant de l'ultime adieu, surseoir à l'inévitable, à l'irréversible fixité du temps.
Il y avait quelque chose de terrible dans le ciel ; une émotion incompressible rendait opaque et durcissait la transparence de l'air en mille infimes éclats de verre qui brouillaient la vue et rendaient la pupille douloureuse.
La feuille de platane et le polygone étoilé.
Je suis allé porter à mon ami rendu à son antique repos mon dernier fraternel salut dans la chambre ardente en posant sur son front une feuille tombée que j'ai ramassée sous un platane du parc de l'hôpital, belle offrande d'un automne à contre saison, lumineux, apaisé. Pourquoi cet arbre garde-t-il, en toutes saisons, son feuillage ?
Un léger vent descendu du Vercors faisait trembler les branches, et les feuilles tenaces sonnaient un discret tocsin au son argentin.
Dans une pièce nue et neutre gît le corps de mon ami exilé dans le dernier des exils. Mon camarade fraternellement seul, fraternellement libre, murmurerait Eluard qui savait si bien faire vibrer les verbes et transposer leur tempo en hymne de compassion beau comme un tajwid de cheikh El Imam. Un suaire, morceau de drap blanc grisé et râpé par les lavages, le recouvre jusqu'aux épaules et à mi jambes. Sur l'orteil gauche est attaché un rectangle de papier cartonné portant une sèche note nécrologique : «Kateb Yacine, 60 ans, dcd le 28.10.89 à 8h.30, en réanimation.» La laconique notice ficelée autour de l'orteil m'apparaissait comme une blague profanatrice d'un carabin attardé. L'administration est économe de la plume, de liturgie funéraire et soucieuse de l'égalité dans la gestion des dépouilles mortuaires classées dans des tiroirs de la morgue. Elle exhibe leur identité, libellée au stylo Bic, au bout de leur pied nu.
J'ai, au bout des doigts, la feuille de platane. Elle est nécessaire à l'équilibre de ma posture. Elle est une offrande du hasard et du dehors portant dans sa trame échancrée en étoiles et dans ses nervures quelques traces jaunes ocrés du soleil et l'odeur de la terre. Une feuille est une des multitudes mains de l'arbre, me dis-je, elle est une étoile de mer aérienne, un polygone plein d'autres polygones entrelacés jusqu'à atteindre le point zéro de la géométrie et son infini. Cercle ! Polygone ! Métempsycose ! … Eurydice ! J'ai failli crier Euréka ! pour faire de l'esprit facile ou par simple réflexe de l'allitération. Ces mots géométriques appartenaient à la grammaire imaginaire de Kateb. Et Nedjma n'est-elle pas la réincarnation d'Eurydice ramenée des enfers par Orphée, son amant ? N'est-elle pas sa métempsycose ? Je divague dans les mythes lointains revenus à la surface du jour et du présent.
Je suis seul dans la chapelle ardente, face à mon ami couché dans sa propre voix ; incapable de trouver une posture fixe et trouvant dérisoire toute déambulation autour du sobre catafalque. Le froid, la fatigue et la peine me font frissonner, embuent mes yeux. Je regarde son visage triangulaire dans sa beauté ascétique comme s'il avait été dessiné à traits incisifs au fusain par Modigliani, Egon Scheel, Giacometti ou Issiakhem ; le modelé de son profil rendu plus émacié par les méplats osseux, le front large et lissé, par l'arcature des sourcils et du nez aux soufflets des narines légèrement pincés ; les cheveux arasés à fleur de crâne et la fuite, en oblique, des lignes des tempes ; les paupières en amande presque translucides et leurs veinules, légèrement violacées, laissaient apparaître le creux des orbites en deux isthmes fluviaux séparés par l'arête du nez. Les cils sont tombés et comme mouillés d'un embrun marin.
«On vient au monde seul et on meurt solitaire… La mort, la sauvage, maternelle en amour, la sauvage qui débarrasse les ailes qui épuisent dans le rite miraculeux, nuptial et funèbre…» écrivait Yacine comme pour anticiper avec les mots ce qui adviendra après le dernier mot prononcé ou resté lové au fond de la gorge ou tout simplement pensé dans l'ultime lueur du regard qui tremble.
Masque pâle et plein de refus comme celui de l'ami Issiakhem, l'autre Mohican à l'œil de lynx et au carquois de couleurs qui croyait à l'immortalité de sa tribu et à un âge d'or à venir. Il s'en est retourné, un matin du 1er décembre 1985, à sa Réserve d'Indiens fourbus, errants et décimés par la cavalerie et les winchesters, gardant comme unique trophée les signes magiques de leur Manitou, Âme du soleil et de leurs totems peints sur leurs visages et leurs torses nus. Issiakhem nous a légué un empire de signes errants, un monde de beautés.
L'immobilité et le vide s'installent entre lui et moi. Ma mémoire se fige et commence à blanchir. Aucun mot, aucun son ne s'articulent ; aucun geste ni vibration ne dérangent le silence. Les mots se pétrifient de ne plus avoir d'espace entre eux.
Je pose sur son front le brin de végétal, architecture et histoire de toute la nature, couronne d'enfants jouant au roi des aulnes, des chênes, des orangers et des néfliers, arbres gorgés de sève et éclatant de fleurs fruitières ; enfants jouant à honorer un des leur, l'élisant en prince des poètes ou en pilleur de cœurs et de corsages volant sur son destrier au secours de sa belle.
J'accomplis le geste d'un lointain rite funéraire païen juste pour conjurer l'angoisse dans le jaillissement de mon bras ; juste pour compenser l'impensable de la mort par le mouvement ainsi libéré ; juste pour bousculer le silence, entendre un chuintement d'écho venu de n'importe où et voir s'agiter quelques ombres sous la lumière crue de la lampe qui pend du plafond. L'absence, le silence, le vide, le froid grossissent hors de toute mesure et de toute raison. C'est sous le crâne que tout se passe et le léger brouillard que j'expire semble prendre le volume d'un nuage d'orage. Je reprends la feuille et la garde comme lien et symbole de la durée renouvelée ; signe sensitif de l'arbre et de ses couleurs, de ses entrelacs et de sa fraîcheur.
Kateb Yacine avait vaincu la leucémie. Il ne lui restait qu'à réapprendre le rythme du souffle et des gestes, qu'à se réapproprier son corps brutalisé, dévasté et assommé de chimie. L'irruption anarchique d'un germe banal proliférant a envahi son corps fragilisé et l'a fait tomber de la crête aiguë sur laquelle il se tenait debout en funambule provocateur.
Je sors de la chapelle et marche de biais comme si la pesanteur avait changé de lois, ou mon corps de densité. Mes nerfs optiques sont rentrés en anarchie et saisissaient le dehors dans un soudain et effrayant désordre. Devant moi, Hans, les épaules rentrées, les bras tombant en parallèles au tronc, le pas saccadé, réconcilie l'illusion de l'anamorphose et de la fragmentation des images avec la réalité familière et rassurante des gestes, des voix, des bruits. Je regarde Hans et c'est la silhouette de son père que je vois. Yacine marchait ainsi, le regard orienté sur la ligne mentalement construite de son trajet, les mains enfouies dans les poches, pénétrant l'espace de son plein corps, sans torsions inutiles ni contractions forcées ; raide, il se déplaçait à grands pas droits tel un semeur guidé par son sillon, sans pivoter le cou qui apparaissait fixé dans une minerve invisible ; il arpentait la rue ou le chemin forestier sans trop fléchir des genoux, en se soulevant comme s'il récidivait, indéfiniment, des tentatives de quitter le sol, mais sans le vouloir vraiment.
Les compagnons veilleurs de nuit
Claude Lien m'emmène à la chambre où Yacine a vécu ses derniers jours. Claude, médecin et vieil ami de Yacine, a partagé avec lui et avec Akila Amrouche l'inusable nostalgie et la vive passion pour le triangle Sédrata-Khenchela-Aïn Ghour et le douar oublié dit Tmagra oua Touth, territoire des ancêtres Keblouti et du Vautour solitaire, génies des lieux nourriciers de l'imaginaire katébien où il aimait revenir en pèlerin avant le retour pour l'éternité.
La chambre est orientée à l'est sur la courbe solaire, surplombant l'Isère et le parc boisé et face à l'horizon saturé des monts du Vercors.
Une infirmière me remet, d'autorité, ses
affaires : deux sacs de voyage. Yacine avait en horreur les valises encombrantes, les casernes, les képis, les consignes de gare et les postes frontières qu'il voulait rapidement franchir sans avoir rien à déclarer. J'hésitai, n'étant ni héritier ni notaire, à prendre les bagages. Je les remettrai tout à l'heure à ses enfants Amazigh, Hans et Nadia, sa fille aînée que je ne connais pas encore. Le premier sac, en toile synthétique, contenait ses
vêtements ; le second est en cuir marron clair, usé et écorché des pérégrinations du «sans domicile fixe» qu'il était. Ils étaient à la fois sa maison nomade et sa besace à secrets. L'infirmière, avare de discours, les a ouverts en gestes mécaniques et précis pour signifier que tout est là, qu'il faut vite libérer la pièce attendue par un autre patient. La scène expéditive et insolite m'a parue déplacée. J'eus l'impression d'être un prisonnier libérable à qui un gardien greffier neurasthénique restitue son pécule, sa montre, ses lettres et ses photos. Elle étala sur le matelas nu où une literie propre pliée attendait le nouveau malade, objet après objet, le contenu des sacs. Des livres, un blaireau, un rasoir mécanique, une carte magnétique de téléphone, une brosse à dents, quelques billets de banque, des pièces de monnaie, un agenda noir aux feuillets désarticulés solidement attaché par une ficelle, un carnet à spirales et à couverture jaune, des cassettes audio et un poste radio, une grosse enveloppe en kraft contenant d'autres enveloppes, d'autres lettres, d'autres pages de notes griffonnées en tous sens, soulignées, cerclées, raturées… Toutes ces choses médiatrices entre l'intime, le secret de soi et le reste du monde et ses contingences.
Sur la table de chevet est posée une petite pyramide de livres. De son bras en demi-cercle, l'infirmière écroula l'édifice et les livres tombèrent, en vrac, dans le sac qu'elle maintenait ouvert de son autre main. Excédés par l'attitude d'huissier de la soignante, Amazigh et moi exigeons quelques minutes pour mettre de l'ordre dans ce déménagement qui ressemblait à une urgente opération d'expulsion. Elle nous accorda dix minutes et quitta la chambre.
Je ressortis les livres et les compulsais un à un. Le Concile d'Amour d'Oscar Panizza, Cours Hölderlin de Jacques Teboul, Villes de William Faulkner, Aracoeli d'Elsa Morante, Poèmes d'Hölderlin. Ce dernier ouvrage d'une collection de poche, détérioré, était aussi familier, précieux et nécessaire à mon ami que pouvaient l'être sa montre, son agenda noir ou… un objet fétiche en médaillon, s'il en avait eu un… Et s'il en avait eu un, ca aurait été un chat ! Yacine aimait l'intelligence, l'orgueil et la beauté des chats.
Les copains, le rire et la dérision en embuscade
Une soirée de février 1985, Kateb, M'hamed Issiakhem, Ismaël Aït Djaffer, poète, dessinateur, postier et membre fondateur du CCK (Comité Central du Khabat, autrement dit de la cuite héroïque); Ahmed Azzegagh, poète et journaliste, et moi étions chez Hamid Amara qui tenait taverne près de la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris. Nous fêtions la sortie d'Issiakhem de l'hôpital Gustave Roussy, de Villejuif.
Hamid recevait beau et bien : couscous d'orge de Kabylie aux cardes sauvages, aux petits haricots noirs et aux cailles… et des libations généreuses. La chorégraphie des coudes levés devenait de plus en plus désordonnée et chacun, pour être entendu, devait parler plus fort que les autres. Yacine était contrarié de ne pas respecter un engagement pris avec Jacqueline Arnaud qui l'attendait chez elle. Il l'était d'autant plus qu'il mettait à mal un contrat de sobriété passé avec elle. Il s'était isolé et avait sorti d'une poche de sa canadienne Poèmes d'Hölderlin. Compact sur sa chaise, les yeux mi-clos, le front dans la main et son index parcourant les lignes, il semblait lire en braille.
Il s'est violemment extirpé de sa chaise, le courroux et la riposte au bord des lèvres, quand Ismaël, éméché, lui a lancé : «C'est pas un livre que tu lis ! Tu l'as déjà lu et relu… A moins que ça soit des rouleaux de la Thora, l'Evangile de Matthieu ou les Hadiths du Prophète Mohamed que tu psalmodies en silence, dissimulés sous la couverture d'un livre du mécréant allemand ? Monsieur serait-il devenu cachottier ou honteux de ses lectures édifiantes ? Es-tu sur la voie de la conversion ou de la rédemption, mon frère ? Devons-nous, j'émets une triste et grave hypothèse, interpréter ton isolement comme un acte fractionniste ou révisionniste contre les écritures du dieu Mars et de son prophète Lunine ? Je n'invente pas ces noms, tu les a écrits dans une pièce de théâtre ! Je peux en donner lecture aux membres de ce Comité dès qu'ils seront dégrisés après un passage au hammam de la rue Polonceau à Barbès et avalé un bol de h'rira chez ammi Bouzoubouja, le gargotier fassi !»
Ismaël se mit debout, cherchant un incertain centre de gravité, leva son index au-dessus de sa tête, crispa son menton et prit l'attitude de Robespierre au perchoir de la Convention prenant à partie Danton, son ancien compagnon suspecté de tiédeur révolutionnaire .
«Non, non ! Ce n'est pas ton salut que tu recherches. Je crois deviner… Non, je ne spécule pas, j'en suis sûr ! Ce bouquin est un simulacre ! C'est un cache-miroir ! Tu te regardes, eh ! Monsieur Yacine Ben Narcisse ! Eh ! Monsieur Kateb Ben Dorian Gray !» Surpris dans sa lecture, dérangé dans sa méditation et peut-être même privé d'une bienheureuse somnolence, Yacine s'éjecta de son siège. Grincheux, la bouche gargarisée de quelques onomatopées sifflantes d'injures et de blasphèmes, il entra dans la joute verbale. La querelle pouvait prendre des allures de guerre de cent ans si aucun trait d'esprit, unanimement plébiscité, ne l'arrêtait pour sceller la paix des braves, éteindre le feu des métaphores, allumer le calumet pacifique et briser quelques verres comme le feraient les frères Karamazof. La double allusion, théologique et littéraire d'Ismaël le provocateur, était un véritable joyau d'humour apprécié par toute la tablée. Yacine en comprit l'esprit, puisqu'il en avait un plein crâne. Ayant repris le contrôle de son verbe après avoir bu un verre de vin cul sec et expulsé une avalanche de sons, seulement compréhensibles par nos lointains ancêtres hominidés, il contre-attaqua sur le même tempo que le belligérant, mais en allant, heureusement, en dé crescendo, c'est-à-dire vers l'entente cordiale.
«Un cache-miroir ?… Un cache-miroir ! Tu me prends pour une coquette troublée par les affres de la ménopause ou pour un vieux beau pommadé qui va offrir des bonbons aux petites filles à la sortie des écoles ? Hein, dis-moi ! Est-ce que j'ai l'air d'un gandin boutonneux et furieusement onaniste qui, en cachette, se perce les point noirs, triture sa braguette ou qui se regarde dans la glace pour voir pousser les poils de sa barbe ? Quant aux questions de mon édification spirituelle et du salut de mon âme, elles trouvent leurs réponses dans El Hallaj qui déclamait ses poèmes alors que le feu du bûcher dévorait son corps ; dans Goethe, Nerval, Léon Bloy, Dostoïevski… et ne t'en déplaise, chez Hölderlin ! Mon ami d'outre-sépulture Hölderlin !»
La souveraine mais instable posture d'Ismaël en prit un coup sous le double effet de la forte réplique katébienne et d'un traître flux alcoolique submergeant ses lobes frontaux. Il chercha plus à rester dans la dignité verticale qu'à défendre ses positions de polémiste. Charitable, Yacine offrit à son camarade vacillant le soutien d'une béquille morale pour une sortie honorable.
«Je t'accorde les circonstances atténuantes au motif d'une hypertrophie de ton imagination, de ton intuition hypersensible et de ton humour de postier érudit. Bravo pour Narcisse ! Bravo pour Dorian Gray !
Pourquoi avoir omis Faust ? Tu es un malade incurable de la verve d'un esprit britannique à la Bernard Shaw, mon vieux Ismaël, et c'est tant mieux. Puisses-tu en contaminer la terre entière…» Yacine marqua une césure respiratoire et s'envoya par les fonds un second verre enlevé d'autorité de la main d'un Issiakhem éberlué et vexé d'avoir été si facilement délesté de son bien. Issiakhem pleurait de rire.
«Touché !» a poursuivi, beau joueur, Yacine. «Touché, mon vieux ! Touché en plein front ! Ce livre est bien un miroir… Mais ce n'est pas ma figure que je vois dans cette glace, fasciné par mon propre reflet ou par l'image d'un éternel et beau jeune homme que j'aimerais être. Non ! c'est le visage d'un vieil ami vieux de deux siècles, nommé Friedrich Hölderlin, que je regarde et qui me parle.
Oui, il me parle, lui qui disait : "Nous sommes un signe sans interprétation. Un signe muet." Un ami mort deux fois : de mort intérieure en 1804, quand il sombra dans la folie et en 1843, à Tübingen, quand il tourna son visage muré, depuis quarante ans dans le silence, contre terre et rejoignit Diotima, son amour imprescriptible. Quarante ans de solitude et d'aphasie et tu me fais un procès à la Jdanov et Beria unis parce que je me suis isolé et fait écouter, à cet ami d'outre-tombe, les poèmes qu'il a écrits.»


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