Encore moins, en y ajoutant la Libye et la Mauritanie frappées, dès leur naissance, par un strabisme politique, qui oriente la première vers une nation arabe introuvable et encore moins réalisable, alors que la seconde est aimantée géographiquement, historiquement et éthniquement en Afrique de l'Ouest. Ni le poids démographique (moins de 80 millions d'habitants), ni le poids économique (PIB moyen par habitant inférieur à 1500 dollars alors que celui de l'Europe de l'Ouest est supérieur de 20 fois, celui de la France était en 2002, de 23 700 dollars), ni encore moins le poids politique n'autorise un surcroît d'assurance et d'optimisme. Le réalisme élémentaire commande de voir bien en face, lucidement et froidement, les données générales de la région depuis bientôt un demi-siècle. Qu'on cesse surtout de dire n'importe quoi, comme par exemple que c'est la question du Sahara-Occidental qui bloque la construction du Maghreb ou qu'il n'y a pas de problèmes entre ses Etats membres et singulièment entre l'Algérie et le Maroc. Le Comité permanent consultatif maghrébin des années 1960 (CPCM) n'a pas mieux réussi que l'UMA ; enfantée dans la précipitation en 1989 et maintenue dans la confusion depuis. Si la question sahraouie avait été le seul facteur de blocage, pourquoi les tentatives précédentes qui ont jalonné l'histoire tumultueuse du Maghreb indépendant ont échoué de la même manière que l'UMA actuelle ? Il ne sert à rien de tricher avec la réalité historique. Croire ou dire comme l'ont fait plusieurs ministres, anciens et actuels, qu'il suffit de mettre de côté ou entre parenthèses la question sahraouie pour faire avancer la construction du Maghreb c'est au mieux fuir ses responsabilités, au pire, trahir, au nom de la nation algérienne, l'une des causes les plus nobles. L'Algérie peut et doit tout faire pour hâter la décolonisation du Sahara-Occidental. Elle peut d'autant mieux régler ses problèmes avec le Maroc, qu'elle honorera ses engagements successifs aussi bien en direction du peuple sahraoui qu'envers ses obligations internationales. La bonne diplomatie n'a jamais consisté à ignorer les problèmes, à les enjamber ou à faire une sorte de «poutrage» politique mais à les traiter avec honnêteté et tenacité. Si de nombreux problèmes n'existaient pas au Maghreb comme au Machrek, pourquoi l'union et même l'entente est si difficile, voire impossible à réaliser entre la plupart des Etats de la région ? Hormis peut-être la Tunisie qui, par tradition séculaire, cherche à faire du business avec les vastes marchés algériens et libyens, tous les autres Etats de l'UMA nourrissent des méfiances et des tensions croisées avec leurs voisins. Si le colonel Kadhafi s'est débarrassé du fardeau de l'UMA en moins d'un an, sans même avoir essayé de réunir un sommet, alors que l'Algérie l'a porté à bout de bras et à coups de millions de dollars pendant près de 10 ans, de 1994 à 2004, gageons que ce n'est pas à cause de ses mauvaises relations avec la pauvre Mauritanie à qui il est sévèrement reproché d'avoir noué des relatins diplomatiques avec Israël. Les dirigeants algériens avaient, eux aussi en son temps, très injustement blessé l'amour-propre de la Mauritanie en lui faisant le même reproche ; comme si les autres pays arabes, à commencer par l'Egypte, n'avaient pas ouvert la voie de la reconnaissance officielle d'Israël ! Pour nous limiter à notre pays, ses problèmes avec le Maroc et dans une moindre mesure avec la Libye sont à la fois nombreux, anciens et très sensibles. Pas plus tard que début décembre 2004, El Watan nous rappelait dans l'un de ses reportages sur les gardes-frontières algériens que les limites territoriales avec la Libye sont loin d'être claires et précises, ce qui donne un sérieux prétexe à des franchissements de frontières non autorisés par des Libyens, en uniforme ou non. Avec le Maroc, les problèmes ne manquent pas. Malgré le traité d'Ifrane signé en 1971, le bornage des frontières n'est toujours pas réalisé, des Algériens se plaignent d'avoir vu leurs biens confisqués, sans parler des tracasseries et de la surveillance administrative auxquelles ils sont soumis. Les portes frontalières restent fermées suite aux décisions unilatérales et brutales des autorités marocaines de soumettre nos nationaux à l'obtention d'un visa puis à sa suppression récente. Les accusations échangées tout au long des années du terrorisme islamiste ont accru le climat de tension et de méfiance qui a toujours caractérisé les relations algéro-marocaines. D'où, d'ailleurs, les commissions instituées à la demande de l'Algérie, pour régler le lourd contentieux accumulé avec le Maroc depuis des décennies. Il y a comme une sorte d'incompatibilité biologique entre deux pays voisins qui ont un poids et une puissance comparables sinon égaux dont les régimes politiques sont si différents et qui ont toujours eu des visions totalement divergentes, voire opposées aussi bien en politique intérieure qu'extérieure. Il est temps, par conséquent, que certains de nos hommes politiques, nos experts et nos médias cessent de mettre sur le compte de la pauvre cause sahraouie les blocages, les échecs et les tensions qui ont rythmé les relations maghrébines depuis les indépendances des Etats respectifs. Il se trouve en plus, comme il a été suggéré plus haut, que l'ensemble maghrébin même délesté par enchantement des problèmes profonds qui le travaillent depuis les lustres est d'une dimension trop faible, en tout cas insuffisante, comparé à d'autres ensembles (UE, NAFTA, ASEAN, APEC…) pour avoir quelque chance de peser sur les affaires régionales et encore moins sur les affaires mondiales. Alors que faire, puisque la nécessité de notre temps exige d'appartenir à un ensemble géoéconomique pour ne pas subir mais au contraire profiter d'une mondialisation inexorable ? De toute évidence, la réponse à ce défi se trouve pour l'Algérie dans l'élargissement de sa vision politique en insérant son destin dans la région où elle est ancrée ; c'est-à-dire la Méditerranée occidentale. Ainsi, d'une UMA impossible à réaliser malgré plusieurs tentatives depuis près de cinquante ans, on passerait à l'Union de la Méditerranée occidentale (UMO). La conjoncture historique, tant nationale qu'européenne, n'a jamais été aussi favorable à un tel dessin, que l'Algérie pourrait hardiment faire sienne. Visité parfois par l'ange du réalisme, le président Bouteflika semble à la fois le mieux placé et le plus apte à casser un autre tabou qui a plombé notre pays depuis son indépendance. L'absence de réactions négatives, pour ne pas dire l'accueil discrètement favorable aux initiatives récentes que sont l'adhésion à la francophonie, le partenariat avec l'OTAN, le rapprochement avec les Etats-Unis et le désengagement subreptice du Proche-Orient, autorise à penser que la réalisation d'une UMO est parfaitement possible. Elle serait encore plus facilitée si, comme il a été annoncé, l'Algérie devrait signer en 2005 un traité d'amitié avec la France. Autre initiative aussi audacieuse qu'heureuse, parce que profitable à tous points de vue à notre pays. Pourquoi ne pas travailler à la formation d'un couple algéro-français en Méditerranée occidentale à l'image du couple franco-allemand qui a façonné l'ensemble européen depuis le traité de l'Elysée de 1963? L'UMO serait constitué au départ de six pays : trois de la rive nord (Espagne, France, Italie) et trois de la rive sud de la Méditerranée (Maroc, Algérie, Tunisie), ce qui donnerait un ensemble de près de 250 millions de consommateurs avec un pouvoir d'achat élevé et des potentialités économiques considérables. Osons, un instant, soupçonner les avancées déterminantes qu'un tel ensemble permettrait. En extirpant le Maghreb de son isolement actuel qui en fait surtout un espace commercial, sans réel développement, l'ensemble méditerranéen aiderait à la solution des problèmes politiques qui n'ont cessé d'opposer les Etats maghrébins. Il y aurait, en quelque sorte, un dépassement de leurs problèmes, y compris celui de la décolonisation du Sahara-Occidental. Le rôle fédérateur des ensembles géoéconomiques actuels est bien réel pour qu'il soit nécessaire d'insister sur les retombées positives d'une éventuelle union de la Méditerranée occidentale. Pour les trois pays de la rive nord, ils seraient moins obsédés par les deux problèmes qui les inquiètent le plus ces dernières années : une immigration massive venant des pays du Maghreb et les délocalisations d'entreprises qui ne seraient pas programmées. Bien entendu, la construction d'un tel ensemble ne fera pas des Maghrébins de nouveaux Européens. Il faut garder la tête froide. Il ne s'agit pas d'espérer ou de réclamer une impossible circulation libre des personnes mais un véritable codéveloppement qui changerait la face du Maghreb au moins dans trois domaines : maintien des populations chez elles, singulièrement les jeunes avec un plein emploi, amélioration rapide et importante du pouvoir d'achat et enfin bond qualificatif sur le plan culturel et démocratique. La question essentielle qui reste posée est de savoir si la construction d'une union de la Méditerannée occidentale est possible dans l'immédiat ? Oui, pour deux raisons majeures, trop évidentes pour avoir besoin d'être traitées longuement. La première tient au débat actuel qui agite les opinions publiques européennes à propos de la candidature turque aux institutions de Bruxelles. Sans préjuger de ce qui se passerait dans dix ou quinze ans, il est clair qu'une très forte proportion de Français et d'Allemands (les premiers à hauteur de 67% dans un sondage du 13 décembre 2004) est hostile à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Le rejet est encore plus fort au sein de la classe politique française dont on connaît le rôle déterminant avec son homologue allemand dans les orientations et la direction de l'Europe des vingt-cinq. Le traitement qui sera réservé à la candidature de la Turquie ne sera pas sans conséquences sur les relations de l'Union européenne avec les Etats du Maghreb. Des architectures d'union sont déjà ébauchées à travers le débat provoqué par le cas de la Turquie. Des personnalités aussi éminentes qu'influentes, comme certains Premier ministres français proposent déjà d'inclure la Turquie et les Etats du Maghreb dans un «partenariat spécial ou privilégié» avec l'Union européenne, ce qui formerait le troisième cercle de la nouvelle architecture. Une telle proposition aurait le mérite, selon ses auteurs, de permettre à un noyau restreint d'Etats membres d'aller de l'avant, de ne pas être bloqué ou ralenti par le trop grand nombre de membres actuels (25 qui passeront à 27, en 2007 et à plus de 30 les années suivantes) et de constituer enfin un pôle de décision qui ferait pièce d'abord aux Etats-Unis puis à d'autres prétendants à la puissance mondiale comme la Russie, la Chine, le Japon… En tout état de cause, assurent tous les observateurs, les élargissements successifs de l'Union européenne, dont le nombre initial n'était que de six Etats membres au lieu de vingt-cinq actuellement ont détruit le rêve ou l'ambition d'une «Europe puissance». D'où, l'idée d'une Europe et c'est la deuxième raison à géométrie variable. Ce qui est sûr, c'est que l'Union européenne ne restera pas dans sa configuration actuelle. Plusieurs formules sont envisagées. Il n'est pas impossible qu'il y ait un retour vers des regroupements plus restreints pour leur assurer plus de cohésion et de dynamisme. C'est dans cette perspective que l'UMO aurait toute sa place, ce qui ne serait nullement incompatible avec une double appartenance : Union européenne d'un côté et Union de la Méditerranée occidentale de l'autre. Face à un monde qui bouge et qui se transforme radicalement, l'Algérie ne peut pas rester coincée entre une Ligue arabe désuète, enlisée depuis toujours dans ses conflits internes, et une UMA condamnée dès l'origine à rester au «ground zero», faute de réalisme entre ses membres (avec moins de 5 millions d'habitants, la Mauritanie compte autant de Maghrébo-députés que l'Algérie qui est peuplée de plus de 30 millions d'habitants !). Avec les percées récentes en matière de politique extérieure (OTAN, francophonie…), même assez timides et mal assumées officiellement, l'Algérie peut et doit sortir de son impasse historique. Prenons date : seul le cap au Nord peut lui assurer de ne pas gaspiller encore ses atouts et de répondre enfin aux légitimes attentes de ses populations.