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Sortir du Chaos ou l'approche paradoxale de Gilles Kepel
Le Monde arabo-musulman et l'intégrisme
Publié dans El Watan le 29 - 11 - 2018

Dans son essai « Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient », (Gallimard, novembre 2018), le politologue français, spécialiste de l'Islam et professeur à l'Université Paris Sciences et Lettres (PSL), Gilles Kepel, décrit d'une plume haletante le processus de radicalisation de l'islam qui maintient le Moyen-Orient dans un cycle infernal de chaos enclenché dans les années 70 à la faveur de la croissance fulgurante de la rente pétrolière.
Trois temps ponctuent le récit au cours duquel l'auteur présente un ensemble d'interprétations très personnelles de certains faits historiques. La première séquence s'ouvre avec le choc pétrolier de 1973 et s'achève avec l'entrée en scène des printemps arabes ; la seconde s'annonce comme une analyse du contexte des révoltes de 2011 et de leurs évolutions jusqu'à l'automne 2017 ; quant à la troisième partie (2017-2018) elle s'inscrit dans une approche prospective où Gilles Kepel tente d'interpréter la chute de l'« Etat islamique » et la défaite annoncée de l'insurrection syrienne.
À rebours d'Alain Bertho, anthropologue français et auteur notamment du livre « Les enfants du chaos : Essai sur le temps des martyrs », (La Découverte, 2016), dont le travail sur les nouvelles formes de radicalité et de révolte depuis le recul des modalités traditionnelles de lutte des classe a permis de mettre en lumière une « islamisation de la radicalité », Gilles Kepel défend la thèse d'une radicalisation enracinée dans l'islam.
Selon lui « Les années 70 ont introduit une rupture culturelle majeure avec l'élite politique qui a pris le pouvoir avec les décolonisations (…) les pétromonarchies consolident leur domination et utilisent leur fortune pour financer l'idéologie rigoriste et conservatrice ». Or d'emblée cette thèse pêche par son incapacité à expliquer les causes structurelles fondamentales qui ont permis à l'islam rigoriste et conservateur de devenir prédominant dans les sociétés du Moyen-Orient alors qu'il est resté minoritaire dans d'autres pays musulmans émergents à l'instar de la Turquie ou de la Malaisie.
« Sortir du Chaos » offre en effet un paradoxe saisissant entre d'un coté, le rappel des mutations du contexte historique et géopolitique, l'exposé des échecs politiques internes aux sociétés arabes, la narration des guerres qui secouent la région depuis les années 70, et de l'autre, la disqualification de l'analyse multifactorielle au profit d'une lecture qui surdétermine le rôle du facteur religieux et fait de l'affrontement intra-musulman le moteur du chaos. Les récits foisonnants sur l'itinéraire des jihadistes, l'exégèse de leurs écrits, les détails d'une précision scrupuleuse sur les alliances tissées et les antagonismes internes constituent une manœuvre intellectuelle habile pour donner l'impression en trompe-l'œil d'une analyse fouillée, capable de saisir la complexité de chaque situation.
Gilles Kepel revient notamment sur le conflit entre Abou Moussab Zarqaoui et le binôme Oussama Ben Laden/Ayman Zawahiri, acte fondateur du jihadisme de troisième génération qui priorise le « jihad contre l'ennemi proche ».
Or comment expliquer que ce héraut d'Al-Qaïda, longtemps réfugié à Halabja dans le Kurdistan irakien, convergeant avec un groupe kurde islamiste anti-Saddam, Ansar el-Islam, et ayant créé sa propre organisation de l'Unicité et du Jihad avant de prêter allégeance à l'organisation de Ben Laden, ne se manifeste qu'en 2004 après la première bataille de Falloujah ? Bataille au cours de laquelle l'un des leaders politiques de la communauté chiite, Moqtada Sadr, prend fait et cause pour les habitants de Falloujah, ville encerclée et pilonnée par les Américains, et apporte un soutien aux chiites qui affrontent l'occupation américaine de Bagdad à Bassorah. La question n'est pas soulevée.
C'est pourtant dans ce contexte où commence à prendre forme une ébauche d'unité nationale, rassemblant sunnites et chiites sous l'étendard de la lutte contre l'occupation américaine, qu'est publié le manifeste de Zarqaoui d'une hostilité viscérale envers les seconds et appelant au jihad à la fois contre « les serpents chiites» et contre l'occupant américain.S'en suivront les opérations kamikazes à grande échelle qui précipitent l'Irak dans la spirale du chaos.
Cette interprétation profane et politique n'est cependant jamais rappelée par l'auteur qui préfère s'en tenir aux considérations eschatologiques de Zarqaoui et à la divergence stratégique entre « l'organisation mère » el-qaëda et « sa filiale » irakienne. Au fil des pages du récit, le lecteur va d'étonnement en étonnement, constatant que de nombreux passages font l'économie de la complexité des dynamiques locales, empruntent parfois des raccourcis ou livrent une interprétation très subjective de certaines situations historiques.
Une lecture approximative et partiale
Premièrement, dans l'approche historique de la guerre civile libanaise présentée comme le «marqueur de l'islamisation graduelle dans laquelle bascule le Moyen-Orient en ce sens où elle aurait redéfinit en catégories religieuses le répertoire politique de mobilisation », le lecteur est surpris d'apprendre qu'«Abou Jihad (lieutenant de l'ex-chef de l'OLP, Yasser Arafat ndlr) avait créé des partis chiites comme Amal et le mouvement des déshérités».
S'il est vrai qu'Arafat a bien choisi le nom d'Amal à la demande du clerc chiite et fondateur du Mouvement des déshérités, Moussa Sadr, et que la brigade estudiantine du Fatah a participé à la formation militaire des cadres du parti, léguer à Abou Jihad la paternité de mouvements nés de l'action politique de dirigeants religieux et théologiens venus de Najaf, est inexact. Dans les faits, les Palestiniens ont pris acte de l'ascension de ces figures au sein de la communauté chiite en jetant les ponts d'un dialogue et en concrétisant, après 70, leur alliance avec cette mouvance.
La suite de la narration des événements de la guerre civile libanaise présente également certaines affirmations qui ont un lointain rapport avec la réalité historique. Le principal problème est posé par le choix d'une terminologie qui trahie un raisonnement sous le prisme de l'anthropologie religieuse faisant du judaïsme le sujet actuel de l'histoire et postulant que le peuple d'Israël aurait conservé un lien spirituel avec la terre de Canaan. Selon l'auteur, « Les multiples lancers de roquettes par des Palestiniens établis dans le Sud vers la Galilée israélienne eurent pour conséquence l'invasion par l'armée de l'Etat hébreu en juin 1982, au cours de l'opération « Paix en Galilée ».
La sémantique, chargée idéologiquement, véhicule le discours sur les origines mythologiques religieuses qui servent à justifier l'existence d'un Etat « hébreux » dans lequel les Israéliens sont censés être descendants des mêmes tribus antiques dont parle la bible alors que cette religion quelques temps après sa naissance a été en interaction avec les autres cultures, qu'il y a eu influences réciproques et que l'on trouve depuis l'Antiquité des communautés juives enracinées dans le terreau de multiples nations et peuples, à la diversité linguistique et culturelle. Le sérieux du travail académique s'estompe encore d'avantage lorsque le lecteur, de manière surprenante, découvre l'exposé de la thèse israélienne officielle sur les massacres de Sabra et Chatila (1982). Selon l'auteur, « L'assassinat du président libanais Bachir Gemayel fut vengé par le massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila en septembre 1982, perpétré par des miliciens phalangistes au vu et au su de l'armée israélienne».
Il aurait été souhaitable de mentionner le premier démenti sévère apporté à cette thèse par Alain Ménargues dans son livre Les secrets de la guerre du Liban (Albin Michel, 2004) et de rappeler les récentes révélations du chercheur Seth Anziska dans son livre Preventing Palestine : A Political History From Camp David to Oslo (Princeton, 2018). Seth Anziska explique, en partant des documents classifiés des travaux de la célèbre commission Kahane, que ces massacres planifiés ne visaient pas uniquement à l'expulsion des combattants de l'OLP mais cherchaient à régler le sort de tous les Palestiniens des camps de réfugiés.
Au final, des vicissitudes de cette guerre libanaise, l'auteur retient deux faits majeurs la création du Hezbollah et les accords de Taëf qui «en marginalisant les chrétiens au profit des musulmans constituent une vaine tentative de bloquer la montée en puissance de la communauté chiite ». Le lecteur est une nouvelle fois amené à nuancer cette affirmation péremptoire dans la mesure où Taëf a permis l'entrée de la communauté chiite dans le jeu institutionnel avec l'élection de Nabih Berri à la tête du parlement et la création du Conseil du sud, et créé un partage plus équilibré du pouvoir et une répartition « plus juste » des fruits de la corruption. Au-delà de ces faits malmenés, la suite du récit sur la révolution iranienne tend à conforter le lecteur dans l'idée que l'auteur cherche à accréditer la thèse d'un affrontement implacable et irréductible intra-musulman.
Oublis volontaires, causalités imaginaires ?
C'est à travers ce prisme déformant que Gilles Kepel interprète 1979 comme l'année charnière de la «surenchère entre sunnites et chiites» sans mentionner le soutien d'une partie de la mouvance sunnite à cette révolution menée par l'ayatollah Khomeini. Des personnalités à l'instar de Hassan Abdallah al-Tourabi ou de Rached el Ghanouchi se sont montrés, dès le départ, solidaires de cette première révolution populaire qui semblait incarner la promesse d'un islam au potentiel libérateur conduisant au reversement des pouvoirs despotiques et la l'émancipation des peuples sous occupation.
Dans cette narration, les conclusions définitives sur certains sujets sans preuves suffisantes laissent le lecteur circonspect. Nul ne conteste que « grâce à son génie politique Khomeini a pu contrôler un appareil clérical qui ne lui était pas acquis au départ » mais l'assertion selon laquelle il a instrumentalisé les mouvements de gauche « avant de les exterminer » n'est une conclusion évidente que pour son auteur. D'autres interprétations replacent, quant à elles, ces événements dans le contexte de la lutte pour le pouvoir, et la tentative des mouvements de gauche d'instrumentaliser Khomeini avant la révocation de cette alliance ponctuelle.
Par ailleurs, Gilles Kepel n'apporte aucune preuve probante qui nourrirait la causalité entre la fatwa émise par Khomeini contre Salman Rushdie et le retrait dans l'ombre des troupes soviétiques d'Afghanistan. L'auteur affirme en effet qu' « au moment du retrait soviétique de Kaboul le 15 février personne n'y prête vraiment attention. La veille Khomeini avait condamné à mort Salman Rushdie, un coup de maitre qui vole la victoire géopolitique à ses rivaux » avant d'en conclure que ce coup de force recouvre une importance symbolique « puisqu'à l'ère des médias de masse il effaçait les frontières de la cosmographie musulmane et annexait la terre entière à son emprise politico-religieuse propre ».
La preuve que les choses se sont passées de cette façon, c'est qu'à l'intérieur de la grille de lecture de M. Kepel, il serait logique qu'elles se fussent passées ainsi. Or est-il nécessaire de rappeler que la condamnation à mort de Rushdie est intervenue en 1989, alors que le retrait soviétique a débuté en 1988 pour s'achever en 1990 et qu'il n'existe donc aucun lien de causalité, ni même de corrélation entre les deux événements ?
La récupération par Khomeini de la campagne anti-Rushdie initiée par des musulmans indiens et pakistanais répondait à une fonction éminemment interne, l'ayatollah tentait à cette époque de marginaliser les factions du régime en quête de normalisation avec l'occident. Cette fatwa a certes renforcé la popularité du leader mais n'a en rien atténué la victoire géopolitique du camp occidental contre l'URSS.
Un autre exemple du procédé, selon lequel, l'auteur utilise comme preuve de ses assertions, des reconstructions a posteriori et qui sont de son propre fait, apparait dans le passage suivant : « L'Iran, qui avait été l'une des deux cibles, avec l'ex-URSS, du jihad mené sous direction sunnite en Afghanistan, voit d'emblée l'invention d'un jihad bosniaque et son internationalisation sous la houlette de Téhéran l'opportunité de retrouver un rôle clé dans un processus dont ses rivaux l'avaient évincé ». Cette affirmation laisse douter du sérieux des autres démonstrations lorsque l'on sait que l'Iran a soutenu des factions sunnites de l'ouest de l'Afghanistan et des chiites afghans (bien que minoritaires) qui ont pris part au jihad contre l'athéisme soviétique. En Bosnie, Téhéran est intervenue sur le tard après que les milices serbes aient commencé à mettre à exécution leur entreprise de purification ethnique à grande échelle.
Nulle part il n'est précisé par l'auteur que les Saoudiens sont entrés en action publiquement dès 1992 comme en atteste la parution d'un reportage la même année sur les jihadistes de Bosnie dans le magazine hebdomadaire d'al Hayat qui montre aux commandes le saoudien Abou Abdel Aziz. Riyad s'est également illustré dans l'envoi de recrues spécialistes des guérillas et le financement de combattants via un tissu d'ONG nationales.
Peu importe les faits tenaces qui remettent en cause la ligne de fracture intra-musulmane supposée structurée le récit des événements politiques et géopolitiques, Gilles Kepel ne retient qu'un point essentiel « Quand la décennie se clôt avec l'année 89, un espace de sens islamique s'est établi pour de bon dans le système international » avec comme preuve irréfutable la première affaire du voile en France en 89 qui prend le pas dans l'esprit du public français sur la fin de la guerre froide.
« C'était dû à l'irruption dans la société d'une rupture insidieuse de type culturel qu'accompagne le processus d'islamisation des quartiers populaires qui commencerait à se substituer à la fracture sociale » écrit Gilles Kepel. Il s'agit d'une nouvelle affirmation aussi péremptoire qu'inexacte dans la mesure où à l'exception de quelques voix d'extrême droite ou de rares personnalités de la société civile à l'instar de Bernard Kouchner poursuivant l'épopée des French Doctor, le public français dans les années 80 ne se préoccupait pas de la guerre d'Afghanistan.
La volonté d'affirmation de la composante musulmane à cette époque s'inscrit dans une perspective fondamentalement interne et propre à la France faisant ressurgir à la faveur de la crise économique et sociale, les contradictions de la société et les problèmes hérités du passé colonial. Au delà d'une liberté prise avec les faits qui transpire tout au long de la lecture, l'exposé donne également le sentiment d'un manque d'honnêteté intellectuelle lorsque l'auteur traite de « la jihadisation du conflit en Palestine ».
Spéculations intellectuelles
Après avoir rappelé que « l'islamisation du conflit palestinien puis son inscription dans la rivalité entre chiites et sunnites pour en exercer le leadership régional constituèrent l'une des transformations majeures du Moyen-Orient au cours de la décennie 1980 », Gilles Kepel évoque les opérations martyrs. « Par delà les vicissitudes politiques sur le terrain palestinien, les « opérations-martyre » désormais valorisées comme l'arme suprême, acquirent une très forte visibilité et une légitimité absolue pour tous ceux qui voulaient en découdre avec Israël dans un premier temp, et l'occident en général par la suite. Il revient à Oussama Ben Laden et à el-Qaëda de populariser à l'échelle mondiale ce type de terrorisme islamiste (etc.) » écrit-il.
Or il suffit de revenir à l'article rédigé par le colonel israélien Gal Luft « The Palestinian H-Bomb: Terror's Winning Strategy » et publié dans la revue Foreign Affairs en juillet-août 2002 pour restituer le contexte et le sens de ces opérations kamikazes qui n'ont pas, dans leur majorité, été le fait de l'islamisme (mais principalement du Fatah durant la deuxième intifada). Gal Luft explique la motivation à la fois nationaliste et rationaliste de ces opérations à la lumière de la faiblesse des moyens dont dispose les Palestiniens pour transformer le rapport de force militaire : « Palestinians are coming to see suicide attacks as a strategic weapon, a poor man's “smart bomb” that can miraculously balance Israel's technological prowess and conventional military dominance » relève-t-il.
Un autre historien et théoricien militaire israélien, Martin Van Crevelt, rappelle dans son livre Les transformations de la guerre (Editions du Rocher, 1998) que le déséquilibre du rapport de force peut conduire à la mobilisation des ressources spirituelles et symboliques, la guerre pouvant être conçue comme une continuation de la religion ou de l'idéologie. Dès lors qu'une communauté lutte ou a la conviction de lutter pour sa survie, la guerre n'a plus de prix et ne connait pas de lois.
En réalité, l'emploi même de la formule « jihadisation du conflit » qui semble sans incidence sur le contenu ignore la contradiction persistante entre les jihadistes et le Hamas qui, dans un nouvel épisode de violence, s'est opposé aux premiers, occupants d'une mosquée de Rafaa à partir de laquelle ils proclamèrent le califat. Mais l'auteur n'en démord pas, il pourfend d'une plume polémique le soulèvement palestinien en affirmant que le 11 septembre « s'inscrit également dans la continuité de la seconde intifada palestinienne d'al Aqsa, qui battait alors son plein et cristallisait les émotions politiques des mondes arabe et musulman, et dont elle se voulait la projection universelle. Là où le Hamas et le Jihad islamique tuaient par dizaines de passagers des autobus ou les clients des marchés, cafés et pizzerias en Israel, el-Qaëda massacra par milliers les occupants de tours jumelles aux Etats-Unis ».
L'auteur semble imputer à l'intifada la responsabilité de la jihadisation du monde, occultant la différence de nature, dans une logique nationaliste, entre l'acte légitime de « résistance » à une occupation sur un territoire et l'acte illégitime ciblant la population d'un autre Etat. Dans ce foisonnement d'interprétations, le lecteur remarque l'idée, lancée à la volée, selon laquelle Israël, après avoir été empêché par le gouvernement de Georges H W Bush père de répliquer aux scuds irakiens lancé par Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe, s'est retrouvé « contraint de s'asseoir à la table des négociations en position de faiblesse ». Or l'explication n'a rien de convaincant lorsque l'on sait qu'à l'époque, le gouvernement d'Yitzhak Shamir, incarnant l'une des figures les plus dures du likoud, impliqué dans l'assassinat du médiateur de l'ONU en 1948, s'obstinait dans la voie du refus de la moindre concession territoriale.
Dans un contexte où le président américain de l'époque George Herbert Walker Bush et son secrétaire d'Etat, James Baker, avaient formulé la promesse d'œuvrer pour une ère de paix et de prospérité au Moyen-Orient impliquant donc la relance des discussions entre Palestiniens et Israéliens, les Etats-Unis ont cherché à vaincre le refus israélien de prendre part à la Conférence de Madrid, en brandissant la menace du gel des garanties américaines des prêts israéliens. Cette annonce à eu pour conséquence d'amener Shamir à la table des discussions mais le bras de fer entre l'administration américaine et le gouvernement israélien n'a eu aucune incidence sur la position de force régionale qu'occupe Israël après la guerre du Golfe, la fin de la première Intifada et l'effondrement de l'Union Soviétique privant les Etats arabes d'un soutien substantiel. C'est précisément cette configuration de faiblesse des pays arabes qui précipite par la suite les initiatives de paix séparées et renforce la volonté de Yasser Arafat de négocier à n'importe quel coût.
Il serait évidemment fastidieux de revenir sur toutes les divergences d'interprétation, les approximations et les conclusions définitives présentées par l'auteur, le lecteur remarque cependant que dans la partie consacrée à l'analyse des révoltes et des crises secouant le monde arabe, Gilles Kepel s'octroie à nouveau une grande liberté d'interprétation pour accréditer sa lecture de l'affrontement religieux. Pour l'auteur qui semble adhérer à l'idée d'une exception démocratique tunisienne, toutes les autres dynamiques contestatrices sont lues à travers le prisme de l'islamisation pour Egypte, de la jihadisation pour la Libye et d'une récupération de la dynamique révolutionnaire par « deux forces politico-religieuses extrémistes » qui dévoient le printemps yéménite. Cette dernière explication échappe à l'analyse politique et traduit une méconnaissance patente du contexte yéménite. Dans les faits, les jihadistes actifs dans la province de Hadramaout avant la révolte ont consolidé leur domination à la faveur de la fragilisation du pouvoir central sans pour autant récupérer la dynamique de contestation.
Après 2011, l'éclatement des contradictions et l'extériorisation de conflits antérieurs morcelle le pays non pas selon une ligne de fracture religieuse mais selon des logiques locales tribales et politiques. Le facteur religieux structurant toute la lecture de la conflictualité que fait Gilles Kepel le conduit à observer dans la situation syrienne une « guerre de religion à la fois intra islamique et anti occidentale, doublée de conflits interethniques ». Le récit de l'évolution du groupe Etat islamique impute à la France la responsabilité d'avoir ignoré les dynamiques de l'islamisme. L'auteur rejette dans ce passage explicitement la thèse de l'« islamisation de la radicalité » sans jamais véritablement la déconstruire. Il voit dans cette position de principe « une méconnaissance de la sociologie politique religieuse de l'islam contemporain, fondée sur l'ignorance de la langue et de la culture arabes par ses principaux champions universitaires. Elle n'a pas vu que la guerre en Syrie devenue le jihad du Sham a eu comme effet d'intenses luttes intestines pour l'hégémonie sur l'islam, local et international ».
Or dans l'interprétation que fait l'auteur de la nature et l'origine de la violence comme conséquence de la radicalisation de l'islam, les causes profondes ne sont jamais convoquées. Le lecteur se retrouve confronté à l'aporie. En reprenant la thèse de Gilles Kepel, il serait instructif de se demander pourquoi les mouvements issus de l'islam rigoriste et conservateur qui sont restés marginaux jusqu'au pourrissement du pouvoir en Egypte, au déclenchement de la première Intifada, à l'éclatement de la guerre du Golfe et à l'irruption du coup d'Etat en Algérie, ont brusquement connu une ascension fulgurante emportant l'adhésion de ceux qui n'y étaient pas réceptifs par le passé ?
Le cas de la Palestine épicentre de tous les conflits régionaux montre que la prise en charge de la question nationale a permis à l'islamisme de gagner en popularité, de même que l'orientation en faveur de la lutte nationale a constitué un rempart contre la jihadisation du conflit. Ailleurs, cette islamisation a également tenu le rôle de porte-drapeau de la question sociale et nationale. Mais c'est au prix d'occultations volontaires ou d'oublis accommodant, d'interprétations détournées et de causalités fictives que l'auteur entend réfuter la thèse de l'islamisation de la radicalité.


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