Quelques sondes dans le domaine permettent de formuler dans un premier temps un inventaire synthétique de facteurs structurants, et, dans un second, des propositions pour une nouvelle loi sur la communication. Les journalistes : une corporation frondeuse et éclatée dans ses repères La corporation des journalistes algériens est éclatée dans sa composante et a du mal à se définir dans une organisation professionnelle fédératrice et efficace. Les difficultés de la profession à se constituer des éléments de définition fondateurs et fédérateurs résultent de plusieurs facteurs que l'on peut esquisser ainsi. Il y a d'abord une double distorsion au niveau des revenus du travail : des différences importantes existent entre la minorité de journalistes salariés et la majorité de journalistes prestataires de services ; et entre les cinq ou six publications consolidées financièrement et la trentaine d'autres ayant essentiellement recours aux pigistes, dont un grand nombre peuvent rester des mois, sinon toujours sans recevoir une ingrate rémunération. On observe aussi des facteurs de différenciation à partir du capital de formation. L'université algérienne n'a pas assuré efficacement une formation pratique à la mesure du développement de la presse, les entreprises non plus. Cela n'a pas empêché l'émergence de jeunes talents remarquables venant de diverses filières de sciences sociales. Le revers de la médaille de cette demande d'emplois trop forte est que nombre d'éditeurs y voient filon d'exploitation à bas prix. Des différenciations – qui ont tendance à s'estomper – se sont exprimées aussi à travers des identités professionnelles brouillées entre deux horizons idéologiques. Le premier courant politique est plutôt favorable à l'idéologie de l'islamisme politique, allant parfois jusqu'à en être propagandiste ; le second est enclin à la critiquer ou/et la combattre. C'est la fameuse césure réconciliateurs/éradicateurs, lutte violente, sinon fratricide, qui a souvent banni toute volonté et action de fédérer la corporation sur le moindre petit commun dénominateur. La longue marche vers une première organisation professionnelle autonome en a été fortement marquée, du MJA au SNJ. Dans les métiers de la communication, on a la conviction que c'est de la diversité de structures d'organisations (syndicats, associations selon les spécialités, etc.) que des règles d'éthique et de déontologie, partagées volontairement, peuvent être érigées. Diffuse dans les actions observées, on constate une volonté de renforcer un processus d'autonomisation en cours dans la profession. Cette dynamique s'inscrit en dents de scie, à l'égard de trois pôles de pouvoir : des acteurs politiques d'Etat ; des partis et des propriétaires – gérants publics et privés des entreprises. La dernière décennie a permis à l'Algérie d'avoir au moins une source de respiration, au prix de 117 de ses professionnels massacrés : ses journaux privés. Le caricaturiste Ali Dilem (Le Matin, 31 janvier 2002) a eu ces mots pour dire cette vibration qui travaille le champ du journalisme et la société : «Les maîtres du pays savent qu'ils ne risquent pas de nous changer un jour. On a besoin de se démarquer. Besoin de s'exprimer. Où voulez-vous qu'on s'exprime ? Dans la politique ? Elle nous est interdite. Il ne nous reste que la presse. La presse, c'est notre territoire.» Une quinzaine d'années de presse privée : le meilleur et le pire La presse privé/indépendante est la chose que l'Algérie a créée de moins tordue dans l'espace public depuis l'indépendance. Créditée d'être la «presse la plus libre du monde arabe», on y note, dans des réalités plus complexes, le meilleur de ce qui a rapport à la liberté de communication ; et le pire, qui arrime des publications à une double servitude : une marchandisation impitoyable ; et à des propagandes, dans une société qui peine à se libérer des canons de l'unanimisme pour entrer dans un pluralisme politique que les autres institutions de socialisation (famille, école, mosquée) ont oblitéré. La création et la vie (éphémère ou plus ou moins longue) de nombre d'entreprises se déroulant dans des rapports instrumentés par les tenants de divers cercles du pouvoir d'Etat (services de sécurité, Présidence, ministère de la Communication, etc.). Auxquels cercles de décision et de sponsoring s'ajoutent, de plus en plus forts, ceux du pouvoir d'argent en constitution d'oligarchies, aussi diffus dans leurs yeux que très peu adhérents au credo de la liberté de communication. Une série de questions se posent autour de la presse privée/indépendante. La première relève de la fragilité économique des entreprises éditrices due à leur forte dépendance vis-à-vis des sources de financement publicitaire, pour la majeure partie d'entre elles tributaires de la régie gouvernementale ANEP. Dans l'ensemble des cas, le danger ici, comme ailleurs dans le monde, est que «la publicité soutient un journal comme la corde le pendu». S'ajoute à ce front de combat un harcèlement judiciaire chronique qui met sous pression les éditeurs les plus frondeurs. La dernière version de l'appareil répressif est donnée dans l'amendement scélérat du code pénal signé A. Ouyahia. Pour l'avocat K. Bourayou, spécialisé dans les affaires de presse, ses dispositions, «inspirées du Code égyptien», mettent en place «un régime que l'on peut qualifier d'exception parce qu'il n'assure pas les règles indispensables à la protection de la liberté d'expression et ne présente nullement les garanties légales à l'exercice du métier de journaliste, ce dernier est assimilé à un vulgaire délinquant» (Le Quotidien d'Oran, 13 décembre 2001). Les entreprises de presse sont fragiles pour la plupart ; pas seulement de ressources matérielles pour assurer leurs livraisons éditoriales, mais aussi de ressources intellectuelles et morales pour soutenir le travail singulier des journalistes, à la frontière d'un produit commercial et symbolique d'éveil à la citoyenneté et à la modernité. Flagrante du bricolage généralement en vigueur dans les entreprises éditrices est d'abord l'absence quasi générale de conventions liant patrons/gérants et journalistes. Avec des dérives scandaleuses qu'il n'est pas exagéré de définir comme des pratiques négrières de jeunes pigistes «à plein temps», dans des «entreprises» pouvant fermer du jour au lendemain après ramassage d'un pactole d'argent (pub, subventions) pour tel ou tel «coup politique». Une autre dérive, subséquente à celle-ci, est le fort courant de remplissage de colonnes à coups d'articles sensationnalistes, dans lesquels l'investigation et la vérification des informations sont aussi absentes que l'équipe de rédaction est peau de chagrin – parce que le patron croit dur comme fer que sa liberté, c'est d'abord de faire un journal sans journaliste. Nous attendons déjà depuis trois années les actions pratiques qu'elle entreprendra pour en situer ses capacités à moraliser le métier d'éditeur de presse, notons déjà que la Fédération des journaux algériens (FJA), initiée par une dizaine d'entre eux, a ce credo déclaré de «protéger la liberté de la presse en s'interdisant d'en abuser pour les intérêts personnels, partisans ou claniques ; en veillant constamment à la transparence de la profession». Du journalisme d'investigation et ses élans à défendre les droits humains La presse privée est d'une vitalité formelle remarquable : en quantité de titres (une quarantaine de quotidiens), diversité de langues (arabe et français) et en styles formels de création journalistique et infographique. Cependant, ses contenus rédactionnels sont essentiellement traversés par de multiples styles de commentaires, au détriment flagrant de l'information, dont la recherche est bien plus onéreuse en ressources humaines et de temps. Ces commentaires ne sont que très rarement déclinés tels. Ils enrobent insidieusement des papiers ayant tout l'apparat «d'information». La «commentarite» pollue l'espace rédactionnel. La plupart des journaux, étant déclarés «d'information», ne répondent pas en réalité au droit à l'information des lecteurs. Leur force d'attraction, dans un pays où par contre aucune publication n'est officiellement déclarée «d'opinion ou de parti» (hormis la très marginale Sawt El Harar du FLN) tient d'un louvoiement d'identité entre les courants politiques et leurs faits divers de règlements de compte entre personnes. Le journalisme d'investigation, comme ailleurs dans le monde, est d'abord une prise de risques multiples. Il a un coût élevé. Plus qu'ailleurs dans le monde, le journalisme algérien manque de traditions en la matière. Du temps du monopole d'Etat, il a été totalement interdit de cité. La prise de risques est : – d'argent investi par le média pour le travail du journaliste ; – de corps défendant du journaliste et de l'éditeur, face aux personnes, groupes cités/interpellés ; et enfin de conscience du journaliste pour signer son acte, son jugement; qui peut déranger, gêner, porter atteinte à l'honneur, la réputation de personnes. Les limites et handicap face à l'exercice du journalisme d'investigation et de défense des droits humains sont nombreux. Ailleurs, où le socle du respect des droits humains est respecté, c'est essentiellement le travail de la justice d'abord qui accompagne celui du journaliste. Ce n'est pas encore le cas en Algérie. La chronique de ces dernières années nous offre, malheureusement, trop d'illustrations au propos; dont l'abusive incarcération de M. Benchicou, directeur du Matin. Dont l'usage par les pouvoirs publics de la police judiciaire pour auditionner des journalistes présumés auteurs de délit de presse, à la place de magistrats incapables encore de réagir à cette grave entorse contre le droit, et le fondement de leur profession. On peut citer aussi les très lourdes charges d'amendes requises contre des journaux jugés turbulents, comme avertissements dissuasifs. Plus généralement, la justice algérienne, à travers ses magistrats, a démontré sa frilosité à accompagner par son travail des révélations scandaleuses, fournies, faits et chiffres à l'appui par des journalistes. Des magistrats ratent sans doute ainsi des rendez-vous pour être à la hauteur de leur profession. Le phénomène de la rumeur publique a longtemps travaillé la société algérienne, particulièrement à cause d'un monopole écrasant des pouvoirs publics sur les médias avant 1990. De cela a été cimentée l'opinion que les gouvernants et membres de la houkouma/beylek sont tous corrompus. A l'origine du discrédit structurel jeté sur des gouvernements, il faut se souvenir de la caisse de solidarité nationale initiée par le FLN en 1962, à l'indépendance, pour construire l'Algérie nouvelle – et dilapidée au vu et au su de la population par la nouvelle nomenklatura. De là vient un autre handicap rencontré par le travail d'investigation journalistique : une certaine méfiance des lecteurs au motif d'une instrumentalisation. Telle ou telle «affaire» est montée, de toutes pièces, dit la rumeur, par un journal ou un journaliste pour régler des comptes à telle personnalité ou tel clan. Notons aussi un autre danger qui guette le travail d'enquête d'investigation : le sensationnalisme. Ses travers comme maladie infantile du journalisme traversent le champ journalistique algérien. Des éditeurs et des journalistes y voient des gains (vendre pour gonfler le lectorat, du pouvoir) et des sources de quelque renommée. On note dans l'état actuel des capacités du journalisme algérien des difficultés à transférer le potentiel de travail et de critique mis en œuvre contre l'intégrisme islamiste pendant une décennie vers de nouveaux enjeux : par des enquêtes et reportages d'investigation sur le développement des réseaux de la mafia et sur la défense des droits humains. Des attentes d'une nouvelle loi «Optimisme de la volonté, pessimisme de l'intelligence», aimait à dire l'Italien Antonio Gramsci. Il peut en aller ainsi, croyons-nous, des défis de concevoir un texte de loi qui régule la liberté de communication en Algérie. Certains veulent nous faire accroire que si ce n'est pas une amulette qui apporte solutions à tous les problèmes, ce n'est pas la peine d'en débattre. On n'est pas d'accord avec cette manière de voir, parce qu'elle accrédite objectivement la pérennisation du système actuel qui génère un laisser-faire- aisser-passer dans le fond attentatoire aux principes de la liberté de communication et des attentes de la société algérienne. Khalifa Télévision et d'autres médias audiovisuels périphériques en offrent des signes avant-coureurs. Des journaux privés aussi. C'est pourquoi, il est urgent de concevoir des règles fondamentales respectueuses des droits, autant des publics que des journalistes et éditeurs, pour tous les médias à construire dans le pays. Et c'est pour cela aussi que nous avons participé à des débats sur le sujet (printemps 2003). Pour dire quelques idées et souligner des principes. La société algérienne a besoin d'une loi organique relative à la liberté de communication. Au sens de liberté d'émettre (par tout média) et de recevoir les produits de l'activité de communication, dont l'évolution des techniques ne cesse de produire de nouvelles formes, en gardant le constant souci humaniste d'usages participant à développer le lien social. Cette loi doit consacrer le régime déclaratif (auprès de la Justice) de toute nouvelle publication et non pas d'autorisation, comme le prévoit l'avant-projet. La principale prérogative du Conseil supérieur de l'audiovisuel est de disposer d'une réelle autonomie morale et administrative pour réguler l'évolution du secteur. En particulier dans l'octroi (et le retrait en cas de sanction) de l'autorisation d'éditer des services audiovisuels – la voie réglementaire venant en aval ; et de la fréquence technique – les services administratifs assurant la gestion des décisions du conseil. Il revient à cette autorité de déterminer la nature, le fonds et les formalités des cahiers des charges, autant des services publics que des services privés de l'audiovisuel et d'en faire respecter les clauses. Le projet de loi devrait disposer, dans l'énoncé même, que les «sages» du conseil projeté ne doivent avoir aucun rapport d'intérêt avec les forces des pouvoirs d'Etat, de parti, d'argent, de religion ou de région. La commission de la carte d'identité de journaliste est à instituer comme l'un des tout premiers fondements du dispositif à construire, en l'affranchissant autant des pouvoirs publics (ministère de la Communication ou autre instance) que des pouvoirs occultes, politique ou d'argent. Le projet de loi doit disposer d'une instance paritaire autonome de délivrance d'une carte qui ouvre le plus grand champ de liberté professionnelle, et de son respect, pour inscrire l'activité de ces travailleurs – qui ne produisent pas qu'une marchandise – dans le sens de la responsabilité sociale. Comme outil d'exigence de transparence des activités de l'entreprise, il faut prévoir un office de justification de la diffusion/observatoire du marché de la publicité dans les médias ; chacune des entreprises étant tenue de lui communiquer les indicateurs fiables et récents des domaines. Les journaux devant les publier au moins une fois l'an. Enfin, une nouvelle loi sur la liberté de communication n'aura de sens que si sont abrogées les dispositions du code pénal réprimant actuellement les élans d'indépendance des journaux.