De tous les enjeux intérieurs qui pèsent actuellement sur la stabilité du royaume des Saoud, la contestation des néo-fondamentalistes en est certainement l'un des plus importants : dans cette monarchie fondée sur la doctrine wahhabite, celle-ci est en effet le révélateur des tensions qui travaillent en profondeur les liens intimes entre Etat et religion. Pour mieux comprendre la montée en puissance de l'idéologie néo-fondamentaliste (salafiste jihadiste) en Arabie Saoudite, il faudrait revenir un peu en arrière. La Mecque, le 20 novembre 1979. En ce premier jour du XVe siècle de l'hégire, un groupe d'une centaine de jeunes Saoudiens fondamentalistes se rebellent en investissant la Grande Mosquée de la première ville sainte de l'Islam, alors en pleine saison de Pèlerinage. Dans la foulée, le groupe des activistes radicaux prend en otage des milliers de pèlerins présents dans les murs de l'enclos sacré ; il entend déclencher une révolte islamique contre ce que ses membres qualifient de «dégénérescence morale du pouvoir saoudien». Emmené sous la houlette d'un chef activiste, Juhaïmane Al Uthaïbi, et de Mohammed Al Qahtani, élu mahdi par ses ouailles, le groupe se revendique du wahhabisme et proclame dans une vision millénariste la restauration hic et nunc de la cité originelle de Médine. Le siège dure plusieurs jours et fait trembler le Palais. Le spectre de la Révolution islamique, qui vient tout juste de triompher (février 1979) de l'Empire du Shah hante la maison royale des Al Saoud – d'autant plus que les mollahs, désireux d'exporter leur modèle et d'étendre leur hégémonie par-delà le monde chiite, exhortent les «musthadh'âfun», ces masses musulmanes déshéritées, à en finir avec le «valet» local du «Grand Satan». De crainte de basculer, le Roi Khaled (prédécesseur du roi Fahd) en appelle alors illico au GIGN, le groupe d'intervention de la Gendarmerie française, pour tuer dans l'œuf la «révolte islamique» des activistes wahhabites. Cependant, pour légitimer l'intervention, sur le sol sacré de La Mecque, d'une force militaire «impie», la famille régnante des Saoud se devait d'obtenir au préalable la caution religieuse des oulémas officiels. Une fatwa légitimant ladite intervention est alors accordée urbi et orbi par le cheikh Ibn Al Baz, le doyen du Haut Conseil de l'Ifta – celui-là même qui, au début des années 1940, devait dénoncer le roi Abdelaziz Ibn Saoud (père des rois Fayçal, Khaled, Fahd et Abddallah) pour avoir accordé aux Américains l'exploitation de concessions minières dans la province du Nejd. Le régime parvient à faire échec à l'insurrection : le mahdi et une soixantaine de ses acolytes furent exécutés moins de deux mois après les faits. L'épisode de la mosquée de La Mecque a donné toutefois l'alerte générale à la famille-tribu régnante : le régime des Al Saoud est désormais contesté sur son flanc droitier par une revendication fondamentaliste, alors même que l'Etat se réclame de la doctrine rigoriste d'Abd Al Wahhab (1703-1792). Pour endiguer la vague contestataire, la monarchie se tourne à nouveau vers l'establishment wahhabite. En contrepartie de son soutien à la famille royale, ce dernier exige et obtient une application plus stricte et plus étendue de la shari'â : le mot d'ordre est la sahwa, censée raviver les braises du wahhabisme de la monarchie. Sur le plan des mœurs, la milice des mutawi'a se voit considérablement renforcée dans son pouvoir de gouvernement des âmes. L'école – ici comme ailleurs – est un précieux indicateur de l'endoctrinement fondamentaliste : «Un tiers de l'horaire d'enseignement de l'école élémentaire est constitué de matières religieuses, un quart au collège et de 35 à 15% au lycée», note Gilles Kepel. «A l'université, observe l'auteur de Fitna. Guerre au cœur de l'Islam (2004), près de la moitié des enseignements, dans les départements des sciences sociales, sont obligatoirement consacrés à la religion – la proportion s'élève encore à un cinquième du total dans les sciences appliquées, dans l'université du pétrole ou en médecine.» Mais à l'heure où la révolution islamique d'Iran fascine les masses arabes, la monarchie «réactionnaire» des Al Saoud décide d'investir à son tour l'espace de sens et le marché des «biens du salut» de la Umma. Dans cette contre-offensive idéologique, le régime saoudien a dû s'appuyer sur un allié de poids : les Frères musulmans (FM). Fuyant les régimes «socialistes» arabes, un nombre considérable d'idéologues de la mouvance FM, tels Mohammed Qotb (frère de Sayyid Qotb pendu par le colonel Nasser en 1966), le Syrien Mohammed Sorour, le Palestinien de Jordanie Abdallah Azzam, l'Algérien Abu Bakr Al Jazaïri, vont en effet trouver refuge au sein du royaume wahhabite. L'université islamique Um al Qura sera l'un de ces lieux d'accueil et d'hybridation idéologique du wahhabisme avec la filiation «qotbiste» des Frères musulmans. «Sur le plan doctrinal, les différences sont certes importantes entre les FM et les wahhabis, précisait Olivier Roy dans son ouvrage L'Echec de l'Islam politique (1992), mais leurs références communes au hanbalisme (la plus stricte des quatre écoles juridiques du monde sunnite), leur refus de la division entre écoles juridiques, leur opposition virulente au chiisme et à la religiosité populaire, leur ont fourni les thèmes communs d'une prédication réformiste et puritaine.» Deux facteurs vont contribuer à sceller pour ainsi dire cette joint-venture idéologique : la flambée exceptionnelle des prix du pétrole et le jihad en Afghanistan contre l'Armée rouge. En effet, suite au deuxième choc pétrolier de 1979 subséquent à la prise d'otages de l'ambassade américaine à Téhéran, les revenus de l'Arabie Saoudite se sont vus démultipliés, passant de 4,3 milliards de dollars en 1973 à 102,2 en 1980. Grâce à cet afflux de pétrodollars saoudiens, les Frères musulmans ont pu structurer – sous l'œil bienveillant de la CIA – les groupes d'«Afghans arabes», venus en charters depuis l'Arabie Saoudite. L'alliance des deux mouvances ne résistera pas au temps et se brisera à l'épreuve de la guerre du Golfe : tandis que les disciples de Sayyid Qotb, tels que Tourabi et Ghannouchi, dénoncent vertement l'intervention des GI's sur la terre sainte, les représentants de l'islam wahhabite, à l'instar d'Ibn Baz, le doyen de l'Instance des grands oulémas, se voient derechef dans l'obligation institutionnelle d'émettre des fatwas légitimant le recours aux troupes «impies» pour combattre le «tyran» irakien. Le mariage de raison arrangé par la maison saoudienne entre les disciples d'Abd Al Wahhab et ceux de Sayyid Qotb a cependant enfanté un nouveau-né idéologique et doctrinal : le néo-fondamentalisme. Comme corps de doctrine hybride, le néo-fondamentalisme brouille les frontières entre islamisme et wahhabisme. Cette fusion n'est nulle part mieux représentée que dans l'alliance, scellée dès 1986, entre Oussama ben Laden et Ayman Al Zawahiri : le premier est un salafiste saoudien, le second un frère musulman égyptien. C'est leur courant idéologique, fortement implanté en Arabie Saoudite, qui menace présentement la stabilité du royaume d'Abdallah Ibn Saoud. Quelle réponse apportera le nouveau roi à ce défi : prendra-t-il le risque d'entreprendre quelques ouvertures libérales ou au contraire renouera-t-il avec le dosage de wahhabisme et de la répression ?