En littérature, une hirondelle, à elle seule, pourrait renverser le monde des apparences et faire le printemps. La preuve, eh bien, nous la tenons dans deux exemples typiques : le Soudanais Tayeb Salih (1929-2009) avec son roman Saison de la migration vers le Nord et le Mexicain Juan Rulfo (1917-1986) avec son court roman Pedro páramo. Impossible donc d'évoquer ces deux romanciers exceptionnels sans faire usage des superlatifs les plus éclatants. Avant l'arrivée fracassante sur scène de Tayeb Salih, en 1969, rien n'indiquait que le Soudan disposait de quelque production littéraire digne de ce nom. Les lettrés du monde arabe se souvenaient alors de Mohamed Al-Faytouri, grand poète, qui devait reprendre, par la suite, sa nationalité libyenne. Quant aux autres écrivains, ils étaient, la plupart du temps, comme inféodés à la littérature égyptienne, c'est-à-dire, sans couleur particulière. En effet, en publiant son roman Saison de la migration vers le Nord, il a su, brusquement et sans crier gare, imposer de nouvelles techniques narratives dans toute la littérature arabe contemporaine. Une nouvelle architectonie mariée à une technique stylistique d'une grande fluidité ont fait, à la fois, la grandeur et la nouveauté de ce type inédit d'écriture. C'est que le long séjour de Tayeb Salih en Grande-Bretagne lui avait permis d'aller se ressourcer directement chez les classiques du roman anglo-saxon, comme chez les modernes, sans oublier sa connaissance profonde de la littérature arabe de l'ère classique. Juan Rulfo, quant à lui, a annoncé la venue d'un nouveau printemps pour les lettres mexicaines dès la publication de son roman Pedro Páramo. C'est comme si l'on venait de faire la découverte d'un nouveau continent, découverte somme toute bien salvatrice, d'autant que le problème fondamental pour le Mexique et pour toute l'Amérique latine était de savoir comment se soustraire à l'emprise de la culture européenne avant tout. Et même si Juan Rulfo n'a publié depuis que quelques petits textes, il y eut, de son vivant et après sa mort, une véritable éclosion littéraire au Mexique. Pourtant, les protagonistes de Tayeb Salih comme de Juan Rulfo n'apportent pas grand-chose à leur statut social, et ne font que déambuler çà et là en quête de leurs identités respectives. Le premier en racontant ses pérégrinations en Europe occidentale pour finir noyé dans les eaux du Nil, le second, en enquêtant dans le village de ses ancêtres pour découvrir que son père avait mené la vie d'un véritable potentat. Cet ineffable grain de matérialité, quelque peu, sinon tout à fait étrange, mériterait, toutefois, d'être bien retourné dans les esprits des anthropologues et des chercheurs en histoire sociale et littéraire. N'est-il pas, en effet, à l'origine d'une approche littéraire révolutionnaire, au Mexique comme au Soudan ? Et comment expliquer, dès lors, la naissance de toute une littérature, foncièrement moderne et moderniste, en Algérie après la Seconde Guerre mondiale ?