Tayeb Salih, qui vient de nous quitter à l'âge de quatre-vingts ans, était le deuxième écrivain arabophone, après Djibran Khalil, le plus traduit dans le monde. Son grand roman Saison d'exil vers le nord a été traduit dans plus de trente langues. Tayeb Salih, qui n'a jamais cédé à la littérature de pur divertissement, ne portait pas dans son cœur les généraux qui ont endeuillé le Soudan depuis 1958. Au lendemain du coup d'Etat perpétré par le général Nemeïri (1969), il quitte le Soudan pour Londres, où il y restera jusqu'à sa mort, mercredi passé. L'œuvre de Tayeb Salih est devenue une mythologie militante caractéristique de notre temps, une balise pour démystifier l'histoire profanée par les dictateurs. Dès ses premières nouvelles publiées dans la presse égyptienne à partir de 1957, les thèmes politiques posés par Tayeb Salih sont d'une extrême originalité : antagonisme Orient-Occident, dialectique précise des rapports pouvoir-peuple dans le monde arabe, possédant - non possédant, sous-développant et révolution, négation des valeurs humaines dans les dictatures arabes, etc. Nul autre roman que Saison d'exil vers le nord n'a décrit aussi magistralement les ravages de l'aliénation dans les pays colonisés du Moyen-Orient. Depuis 1969, date de publication de ce roman à Beyrouth, la thématique politique est devenue, pour les écrivains arabophones, une chose profondément vivante liée à une recherche réelle, à des interrogations réelles. Le mariage de Zine, Bendarchah, Mariod, Le Palmier de Wed Hamed et d'autres livres de Tayeb Salih sont des moments fondamentaux de notre histoire réelle, de notre prise de conscience réelle du monde, des mutations que nous pouvons y produire, des transformations que nous pouvons y réaliser. Chez Tayeb Salih, à aucun moment la fiction ne l'emporte sur le réel, sur le document. Il ne falsifie rien de notre monde sous-développé. Il en ressuscite exactement la misère, l'acculturation, l'agitation, l'érotisme ou la sexualité caché hypocritement, l'abus de pouvoir dans un monde qui est d'abord celui de « l'avoir ». Indiscutablement, Tayeb Salih a bouleversé la création romanesque dans le Monde arabe et c'est en cela qu'il est profondément avant-gardiste, novateur et… politique. On trouve dans ses romans et nouvelles aussi bien l'atmosphère baroque, trouble, misérable et… pleine de bonté de Khartoum que l'atmosphère bruyante et non moins misérable du Caire. On sent chez ce grand écrivain, au style raffiné, poétique, plein d'envolées métaphoriques, que ce qui est écrit pour la joie de soi-même se confond avec l'expression du combat quotidien des peuples opprimés, abusés, relégués à l'état d'esclaves par des pouvoirs sans foi ni loi. Le général Omar El Bachir aurait dû lire Le palmier de Wed Hamed, une nouvelle de six pages publiée en 1966 pour éviter de créer l'inextricable « problème du Darfour » ! Pour les francophones : les livres de Tayeb Salih ont été traduits par Actes Sud (Sindbad).