Les frères Teguia font flotter sur les hauts du palais les couleurs algériennes et c'est un résultat non négligeable. Il y a un parallèle qui s'impose de plus en plus entre Tariq Teguia, l'auteur de Gabbla et l'écrivain mexicain, Juan Rulfo, auteur du fameux Pedro Paramo. Paru en 1955, ce roman précurseur, d'une certaine façon, du réalisme fantastique a, de leur propre aveu, influencé aussi Garcia Marquez que Carlos Fuentes, ou Juan Carlos Onetti et Joao Guimares! Cette chronique elliptique a bouleversé durablement les codes en place dans la littérature latino-américaine et par extension de celle du reste du monde, en grande partie. «Tout écrivain créatif est un menteur, la littérature est mensonge: mais une recréation de réalité résulte de ce mensonge: recréer la réalité est donc un des principes fondamentaux de la création», énonçait Rulfo. Avec Gabbla, Teguia ne dit pas forcément le contraire...De même que dans ce film on retrouve ces trois pas «rulfiens»: «Celui qui consiste à créer le personnage, le deuxième à créer l'atmosphère où va évoluer ce personnage et le troisième, la façon de parler de ce personnage, la façon qu'il aura de s'exprimer.» «Ces trois points d'appui sont tout ce dont on a besoin pour raconter une histoire», soutient Juan Rulfo. Chez le jeune cinéaste algérien, le personnage est «créé» dans un contexte de désolation implacable. Celui de la steppe algérienne qui ressemble depuis une décennie (au moins) à un décor de Buzatti, celui du Désert des Tartares. Pour lui, il va instiller une atmosphère faite de poussière que des constructions inachevées (officiellement punissables selon la nouvelle loi en cours de gestation) produisent en permanence, grâce à une énergie éolienne naturelle, le vent, qui ne trouve sur ce chemin rien pour la ralentir, pas même des restes d'un barrage vert que Boumediene a lancé et que son prédécesseur a fait mine de ne pas en connaître la moindre existence...Comme si l'édification d'un pays n'était pas une oeuvre qui devait transcender les clivages et l'ego! La thématique du désespoir Les «petites gens» de ce film, elles, ne se lestent pas de ces mesquineries, au contraire. Ainsi en est-il de cette mission confiée à un jeune topographe, sorti par un bureau d'études de la ville, du morne quotidien qu'il a en partage avec les jeunes (et les autres aussi) de son village que Tahar Djaout ou Rachid Mimouni n'auraient pas raté, si la bête immonde n'en avait pas décidé autrement. Justement, et à propos de terrorisme, la mission reprend, une décennie plus tard (au moins), sur les lieux d'un des premiers attentats terroristes qui coûtèrent la vie à deux géomètres français. Le topographe du film commence ainsi un voyage à travers des apparences, postées en autant de défis à relever afin de retrouver les chemins qui mènent à une vie décente. Celle que l'Algérien, indépendant depuis bientôt un demi-siècle, serait en droit de réclamer. La thématique du désespoir utilisé en «carburant» est déroulée par le cinéaste qui montre un savoir-faire indéniable. Il y même une certaine touche esthétisante qui rend la désolation ambiante aussi «intéressante» à examiner qu'une installation d'art contemporain. Le public dans la grande salle de la Mostra de Venise, en est même à retenir son souffle, à déglutir en silence, tant le visuel au service du désespoir humain est captivant. Jusque-là, tout marche, tant le propos est proféré avec un calme, à la limite inquiétant, loin de toute outrance et sous le «regard» d'une caméra numérique qui est manipulée comme un Panavision de trente kilos au moins! Teguia aborde le quotidien de l'Algérien (puis après des clandestins subsahariens) avec beaucoup d'empathie, malgré une caméra qui se situe à une distance équidistante entre la misère et le soleil que l'on devine présent sous un ciel plombé. Alors comme Rulfo, Teguia ferre, avec talent (jusque-là) à briser le cercle de l'imagination. «Nous savons parfaitement qu'il n'y a que trois thèmes essentiels: l'amour, la vie et la mort. Il n'y en a pas d'autres (...), il faut savoir de quelle façon les traiter, quelle forme il faut leur donner, éviter de répéter ce que d'autres ont déjà dit.» Le cinéaste algérien semble avoir sienne, cette autre règle de l'écrivain mexicain, aujourd'hui disparu. Il tente, avec bonheur, des choses à l'aide de sa petite caméra, maniée tel un pinceau par Rabah Medjkane...Et la réussite n'est pas loin, elle est même, à ce moment-là au rendez-vous!...Un rappel: Rulfo est aussi connu pour son travail photographique. Alors, on se surprend, donc, à ce moment précis, à rêver que le jury, présidé par Wim Wenders, ne bouderait pas son plaisir de lui décerner le «Lion d'Or»! Au pire, celui en argent! Mais voilà, un artiste qui maîtrise son art (et Tariq Teguia est largement éligible pour cela) n'est pas à l'abri de l'auto-hypnotisme. «Une des choses les plus difficiles que j'ai dû accomplir, c'est très précisément l'élimination de l'auteur, de moi-même. Je laisse ces personnages fonctionner par eux-mêmes et sans mon intervention parce qu'alors je m'enfonce dans les divagations propres à l'essai», confesse courageusement, toujours Juan Rulfo. L'instant est datable, sans hésitation aucune. Il se situe au moment où le topographe embarque (avec une nouvelle venue dans l'histoire) dans un wagon de marchandises et que la motrice du train assure -à moindre frais et bien- le travelling avant qui parcourt une voie dont les rails ne semblent pas avoir été nettoyés depuis la dernière Révolution agraire (la seule d'ailleurs, non?). Le plan est si long, interminable, que, du coup, on perd de vue sa raison d'être qui finira par ne plus intéresser un public de la situation politique du pays et provoquer un sentiment de rejet chez l'autochtone, car la fonction-souvenir, dirait Deleuze (in Espace-Temps) aura largement eu le temps de s'estomper pour laisser la place à une lassitude inévitable. C'était si long qu'on a même failli penser que Malek (Abdelkader Affak, très juste) et sa nouvelle équipière d'infortune, une «harraga» d'un pays anglophone (Inès Rose Djakkou) avaient été sacrifiés pour de bon. C'est de là que le spectateur devient moins enclin et donc plus rétif aux audaces et aux insolences qui avaient fortement séduit auparavant. Bien sûr que Tariq Teguia, en félin qu'il est, retombe sur ses pattes et parvient à accrocher de nouveau les wagons dans le dernier quart d'heure, avec une fin que Abbas Kiariostami (celui du Goût de la Cerise) n'aurait pas reniée. Mais on ne peut s'empêcher de penser que ce cinéaste avait la manière (et l'art) de faire exploser (joyeusement) l'écran, jusqu'à amener le «Leone d'Oro») par l'oreille et qu'en privilégiant, dès cette sortie de gare, citée plus haut, l'esthétique au détriment de la thématique, il a aussi catapulté le spectateur de Gabbla carrément à l'Ouest, comme on dit trivialement. Faire des films, c'est vouloir être vu par le plus grand nombre. Et le plus grand nombre admet que Tariq Teguia est de la pâte dont on fait les cinéastes qui comptent (sur les traces de Antonioni et Angelopoulos, avec Barthes en guise de Chantilly!), c'est pour cela que le jugement de l'objet filmé suscite tant d'exigences, loin de toute déception. Le résultat est au-delà de nos attentes, c'est donc pour cela que le désir de voir ce travail qui ne s'est fait que «grâce à la solidarité qui s'est étendue sur 1100 km» (selon le juste propos de Yacine Teguia, le producteur), être découvert par le plus grand nombre! Cette proposition de cinéma, encore plus affirmée dans ce second long métrage de Tariq Teguia, est en droit de dépasser le cercle de la critique qui, en tressant des lauriers, finit, faute de le faire, à doses sensées, par envoyer des cinéastes prometteurs sur des voies de garage (encore des histoires de rails?!). Jarmush, Carax, Kassovitz, Chadi Abdessalam, la liste est longue. A l'heure où l'Algérie songe au train à grande vitesse, il est à espérer que Teguia qui a l'air d'aimer ces trains miniers qui empruntent des voies interminables, comme autant de lignes de fuite, que le cinéaste affectionne, continuera à faire partager avec cette fraternité, rugueuse parfois, il est vrai, ces histoires en veillant, non pas au confort de ses «passagers» mais à leur écoute. Reste que subsiste comme un sentiment diffus que la cuvée 2008, de la Mostra, ne pourra pas faire l'économie d'un grande distinction, sinon la plus en vue, pour Gabbla qui a déjà reçu, jeudi, un Prix décerné par un groupe de critiques de cinéma. Pour le moment, les frères Teguia font flotter sur les hauts du palais les couleurs algériennes et c'est un résultat non négligeable, car il est fait de l'Algérie, le temps d'un festival, un pays de cinéma...Faut rêver, non? Merci Teguia.