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Toni Morrison, l'œil plus bleu
Publié dans El Watan le 16 - 03 - 2006

Apeine ouverts, certains livres nous font lâcher prise malgré nous, comme sous le coup d'un contrat qui n'honore pas son auteur. C'est lui qui écrit et c'est bien de sa faute si nous n'arrivons pas à répondre à son invitation. Pas question de nous remettre en cause en tant que lecteurs. La balle est toujours dans le camp des écrivains sur lesquels pèsent des circonstances aggravantes quand ils sont connus, avec à leur actif, quelques succès de librairie retentissants. Il en est ainsi de Toni Morrison et d'un roman qui date de 1971, bien avant un Beloved exceptionnel, une bouleversante Sula, et même un jazz qui jazze, poignant, à la manière de Claude Nougaro dans la nuit de la négritude. Avant, bien avant, voici L'œil le plus bleu. Décevant au premier regard, peut-être parce que c'est le premier d'un futur prix Nobel. Peut-être Toni Morrison n'avait-elle pas encore appris à écrire ? L'œil le plus bleu s'ouvre sur le paysage mièvre d'une famille heureuse.
Dans la famille ordinairement heureuse, je demande le père qui est grand et fort, la mère qui rit parce qu'elle est belle, deux enfants, le choix du roi, un garçon et une fille, un chat qui fait miaou et un chien oua oua. La platitude simple et pure qui ne se demande pas en littérature. Trois couleurs vives tentent en vain de rehausser le décor d'une maison tranquille. Du vert, du blanc, du rouge. Nul bleu nulle part. Dans ce début de livre trop visible, il n'y a rien de bon à saisir. Aucun fil, si ténu soit-il, pour s'y accrocher en espérant mieux. C'est pire au second paragraphe. Le même paysage avec les mêmes phrases répétées sans ponctuation, puis – deuxième page -, les mêmes mots accolés dans les mêmes phrases émiettées en lettres qui se suivent sans suite. Un jeu ennuyeux de déconstruction. La famille tranquille se défait dans le langage, et la lecture s'abandonne, habituée à la facilité, insensible à des effets voulus, à coup sûr, par la grande Toni Morrison. Lesquels ? Ma première lecture s'en fichait comme d'une guigne. Vain et vide, l'exercice de style m'avait fait vite désespérer d'une écriture que j'attendais, émouvante et dense, noire et drue dans une Amérique blanche. La seconde lecture saute par-dessus l'obstacle d'un début chaotique.
Première ligne de la page 3. Tranquille comme c'était, il ne poussa pas de marguerites à l'automne de 1941. Quelqu'un a appris à parler correctement avec des phrases lisibles. Quelqu'un qui entame le récit avec une date, 1941, et une saison, l'automne. En 1941, un automne stérile. Tout est tranquille comme la mort souterraine et invisible, avec des graines fichées dans une terre qui ne donne rien, qui garde tout. La vie. Pacifiée en apparence, la langue maintient l'idée du chaos. Toni Morrison ne lâche pas prise, malgré les apparences d'une troisième page pacifiée.
Têtue, elle maintient le cap sur le dérèglement annoncé formellement dans les deux premières pages. En cette saison du roman qui s'ouvre, il n'y aura pas de marguerites, pas plus que de vie simple et claire comme une famille ordinaire. C'est l'histoire de la petite Pecola, noire et laide à n'en plus pouvoir. Jusqu'à vouloir des yeux bleus pour voir plus clair, jusqu'à faire hurler à satiété les couleurs criardes – blanc, vert, rouge -, jusqu'à décérébrer la langue comme dans les ritournelles chantées par des enfants sans suite, sans sens. C'est la vilaine ballade d'une petite noiraude en cet automne 1941 où la terre elle-même refuse de jouer le jeu de la normalité, alors qu'elle pourrait faire des efforts. Après tout, il s'agit d'une enfant. Et l'automne, c'est mieux que l'hiver. Mais l'hiver, c'est tout de suite trop tragique, et les grands écrivains savent éviter le trop et les tout de suite. Patience.
Voici L'œil le plus bleu qui est l'œil le plus noir que la terre ait porté sur le destin ordinaire de Pecola Breedlove. Pecola a onze ans. Chaque nuit, elle prie pour avoir des yeux bleus. Comme ça, avec ses yeux bleus, tout serait différent. Elle serait si jolie que plus personne ne la battrait, à commencer par ses parents. Que son père s'arrêterait de boire. Que son frère resterait un peu plus à la maison au lieu de fuguer. Que sa mère aurait une maison pour y mettre de l'ordre. Des yeux bleus pour Pecola Breedlove. Pour être plus belle. Pour être regardée.
Quand quelqu'un entre et la regarde un jour, c'est son père qui est saoul. Elle est en train de faire la vaisselle et il la viole, partagé entre la tendresse et la haine de n'avoir jamais connu son propre père. Tout aurait été différent si Pecola Breedlove avait eu les yeux bleus. Son enfant ne serait pas mort et enterré dans une terre mauvaise qui ne nourrit pas les graines et ne donne pas de fruits. Des yeux bleus. N'importe quel bleu, mais très bleu pour empêcher de n'être rien à force d'être pauvre, moche et noire. Pecola Breedlove. Elle était si laide que rien qu'en la voyant, on se sentait mieux. Nous tous – tous ceux qui la connaissaient -, nous nous sentions si sains quand nous étions purifiés sur elle. Nous étions si beaux quand nous avions chevauché sa laideur.
Elle nous a rendu bien des services, Pecola Breedlove. Par rapport à elle, on était bien. Ligne Maginot. Elle là-bas et nous ici. Elle fouille dans les ordures pour chercher quoi ? La vie qui ne prend pas chez elle, comme les marguerites en l'automne 1941. Regardez. Voici la maison. Elle est verte et blanche. La porte est rouge. Voici la famille. Maman sourit. Elle est belle. Papa est grand et fort. Souris, papa, souris. Le chat fait miaou. Le chien fait oua oua. Voici la maison, elle est verte et blanche, la porte est rouge ; voici la famille, maman sourit, elle est belle. Papa est grand et fort. Le chat fait miaou et le chien oua oua. Voicilamaisonelleestverteetblancheelleauneporterougeelleesttrèsjolievoicilafamillemamanestjoliepapafort…
Tout est de notre faute. On n'a pas enfoncé assez profond les graines pour que la terre soit bonne. Notre faute si nos fleurs ne poussent pas. La faute du sol, de la terre, de la ville où Pecola Breedlove s'est réfugiée dans la folie qui la protégeait de nous. Le mal était total et la victime avait fini par avoir l'œil le plus bleu, celui-là même qui nous rend si beaux, alors que nous sommes si sombres. Merci, Pecola. Là-bas, toute seule, dans ta maison marron, tu chantes des lettres sans suite et je t'entends de mon œil le plus noir dès la première lettre de la première page du premier roman de Toni Morrison.


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