Parmi eux, celui de la Gara Tin Essaouel, à Tan Kena (dans la région d'Illizi), fouillé par mon collègue mais néanmoins ami Abdelkader Heddouche, où le sol est parsemé de centaines de galets aménagés, outils qui, mis en liaison avec des conditions géomorphologiques et stratigraphiques très précises du site, ont permis d'évaluer l'ancienneté des lieux : l'homme qui a vécu à cet endroit avait probablement 1,3 million d'années environ, une date qui me fait plaisir puisqu'elle lui donne toutes les chances d'être un Homo ergaster. Ce site préhistorique, cependant, pose un problème de… taille à la préhistoire saharienne. En effet, le volume des galets aménagés qu'on y a recueillis peut atteindre trois kg (!) Homo ergaster qui mesurait 1,70 m pour 70 kg, qui avait certes des mains courtes et larges, un pouce bien robuste, pouvait-il facilement manier de tels outils pour dépecer les produits de sa chasse? En attendant les réponses de la science, Tan Kena et le Yéti font partie du charme du Sahara. Lorsque vers 1,7 million d'années, survient un refroidissement global mettant fin au climat humide que fut celui de l'environnement de Toumaï et Abel, en Afrique, le contrecoup se traduit par un assèchement marqué qui explique l'extension de la savane ouverte à graminées (ancêtres des céréales). Vers 1,5 million d'années, de grands fleuves deviennent intermittents dans le massif de l'Atakor, en Ahaggar, une région où l'homme a stupéfait, contemplé des éruptions volcaniques, à une époque où les Alpes, en Europe, achevaient de se soulever. Le Grand Erg occidental dépose ses premières dunes et si Homo ergaster est effectivement arrivé au Sahara au même moment, alors il a pu voir les premières dunes de sables envahir l'immense mer intérieure du lac Tchad. Les cycles climatiques du paléolithique, au Sahara, ne sont pas encore parfaitement identifiés et les paléo-climatologues (spécialistes du climat ancien) attrapent toujours de sérieuses migraines à vouloir démêler l'écheveau de la variabilité du climat que connurent les premiers Sahariens. Ainsi, si les vénérables ancêtres Toumaï et Abel ont connu une belle savane chaude, au cours du pléistocène ancien et moyen (de 1,8 à 1,4 million d'années, soit au tout début du paléolithique), leurs successeurs vont devoir s'adapter à des températures basses et à de fortes pluies, véritables périodes froides au cours desquelles des glaciers se sont déposés sur les hauteurs de l'Ahaggar par exemple, avec des neiges permanentes au-dessus de 2000 m. Des traces de cette période pluviale et froide ont été retrouvées jusqu'au massif du Tibesti (Tchad). Homo erectus ou homme de l'Atlas, le grand-père des sahariens et le premier ingenieur Peu à peu, les toutes premières espèces buissonnantes de l'humanité se sont éteintes et, vers 1,2 million d'années, seules celles du genre Homo subsistent sur terre. Mais, à leur tour, elles disparaissent et il n'en restera bientôt plus qu'une, la nôtre. Ces extinctions sont naturelles et n'ont pas de rapport avec le génocide que nous faisons de nos plus proches cousins dans la création, les grands singes, sans compter les génocides allégrement menés, ici et là, contre les humains. Nous sommes maintenant dans une période du paléolithique qui porte le nom d'Acheuléen (du site de St Acheul, France) qui apparaît en Afrique de l'Est et du Sud vers 1,6 million d'années et dont l'outil caractéristique est le biface, un outil en pierre, taillé sur ses deux faces, bien plus fin et plus performant que le galet aménagé. L'homme qui invente le biface est un type plus récent ou apparenté à Homo ergaster (selon les avis des scientifiques); celle-ci qui va maintenant peupler l'Afrique du Nord porte le nom d'Homo erectus ou Pithécanthrope. Il y a environ 730 000 ans B.P. (Before Present ou avant le présent), un Homo erectus s'est arrêté près d'un beau lac à Tighennif, près de Mascara, pour y vivre quelque temps. Son nom de baptême est «l'Homme de l'Atlas» et ses ossements sont visibles au musée du Bardo, à Alger. Ailleurs au Maghreb, d'autres Homo erectus ont préféré la mer et se sont installés sur le littoral atlantique du Maroc, dans des abris-sous-roche ou des stations de plein air. Quels que soient ses goûts, l'Homme de l'Atlas est notre ancêtre le plus proche de nous les Maghrébins et les Nord-Africains (et les échecs de l'UMA doivent aujourd'hui le rendre bien triste dans sa tombe). Au Sahara, l'indigence en fossiles humains contraste avec la richesse et l'abondance des sites attribuables à Homo ergaster/Homo erectus qui, sans aucun doute, a évolué d'un bout à l'autre du Sahara actuel, puisque ses habitats, dits acheuléens, y abondent. En Mauritanie, dans les plateaux du Tagant et surtout de l'Adrar, s'étendent d'immenses sites où ces hommes ont abandonné leurs outils-armes et dont certains font plusieurs dizaines de mètres carrés. Les Homo erectus qui chassaient dans la région du Tassili et de l'Ahaggar trouvaient leur gibier au niveau de la plaine, comme en témoignent les nombreuses stations où ils ont séjourné. C'est une prodigieuse accumulation d'outils, des milliers de bifaces et de multiples ossements d'animaux qui marquent le site acheuléen le plus célèbre du Sahara : le site de Tihodaïne, au pied du plateau du Tassili. Là, il y a 450 000 ans, des hommes et des femmes de l'espèce Homo erectus se sont installés près d'un lac où venaient s'abreuver l'éléphant, l'hippopotame, le crocodile, l'auroch, le buffle antique, diverses antilopes et gazelles, le gnou, le zèbre, le chacal, le phacochère, des oiseaux échassiers (dont on a retrouvé les os fossilisés qui nous ont permis d'identifier ces espèces animales). Aujourd'hui, ce lac a été comblé par une immense étendue de dunes blondes qui fait le bonheur des touristes. Homo erectus, notre Homme de l'Atlas, n'est pas exactement un bel homme : dans les rues d'Alger, sa tête et son allure auraient provoqué un attroupement : son front est très fuyant avec un fort bourrelet au-dessus des arcades sourcilières, sa voûte crânienne est très allongée et sa face prognathe (projetée vers l'avant). Son corps est longiligne, mais son squelette robuste, sa taille est moyenne avec 1,65 m et 57 kg pour l'homme, 1,50 m et 50 kg pour la femme. Si ce n'est pas vraiment un bel homme, il n'a pas, non plus, l'allure d'un singe. Et on ne saurait en vouloir à ce Prométhée qui nous a apporté le feu. Son volume cérébral, de 850 à 1100 cm3, nettement plus grand que ceux de Toumaï et Abel, intervient peut-être dans l'invention d'un procédé ingénieux de la taille de la pierre. En effet, Homo erectus va faire preuve de facultés mentales toutes nouvelles : cet homme ou cette femme va d'abord penser dans sa tête la forme et l'efficacité de son outil avant de le réaliser matériellement. La préhistoire étant une science née en France, la terminologie française s'impose encore une fois pour nommer cette technique du nom levallois, du site où elle a été identifiée pour la première fois, celui de Levallois-Perret, un quartier de Paris ; cependant, celle-ci a pu être mise au point ailleurs, ou simultanément, par les Homo erectus qui ont peuplé la terre. Voilà donc notre homme assis, son caillou à la main, réfléchissant et concevant la forme de l'éclat de pierre qu'il souhaite obtenir avant même de le tailler ; il choisit une extrémité, y porte quelques petites retouches pour préparer un bon plan de frappe et, là, donne un coup ferme et précis : un éclat saute, prédéterminé par la pensée. La technique est révolutionnaire : la multiplication d'un type d'outil, toujours le même, en autant d'exemplaires qu'on le souhaite, annonce l'un des éléments fondamentaux de la technologie moderne : la standardisation. Le premier ingénieur de la Terre est né et nous en avons, en Algérie, à Tighennif, gardé la trace. Les Algériens tiennent-ils de cet homme génial certaines de leurs prédispositions ? Ces chercheurs de génie que l'Algérie perd chaque année davantage ont, en tous les cas, de qui tenir. A partir de l'extrême fin du paléolithique inférieur, vers environ 120 000 ans alors que l'homme de Neandertal circule en petits groupes familiaux dans les vastes plaines froides de l'Europe, les paléo-climatologues nous apprennent que le Sahara est toujours soumis à une alternance de périodes humides et arides. Cependant, l'aridité, qui finalement a un passé fort ancien, toujours guette, quand elle n'est pas la principale cause de l'extinction d'une civilisation ; c'est elle qui force les populations à se redéployer en migrant, en se rétractant et en s'adaptant. Au Sahara, peu après 90 000 ans, la fin de la culture acheuléenne, qui perdure çà et là, est marquée par un net retour de l'aridité. Les Homo erectus assistent à l'envahissement de leurs savanes giboyeuses par des sables éoliens (sables résultant de l'action du vent), des sables qui se déposent aussi dans la vallée de la Saoura (Algérie) ou dans l'Adrar Bous (Niger). Dans le Désert occidental d'Egypte, les populations assistent, impuissantes, au tarissement de leurs précieuses sources. C'est justement dans cette même région que, quelques dizaines de millénaires plus tard, alors que le désert que nous connaissons aujourd'hui a pris ses marques, apparaît un système ingénieux de drainage souterrain de l'eau, l'ancêtre des fegaguir actuels (foggara au singulier) que la vulgarisation scientifique (et parfois même spécialisée) fait venir d'Iran alors qu'il a très certainement été mis au point simultanément par les populations qui se sont trouvées confrontées à des climats extrêmes et notamment celui du désert chaud. La leçon du sahara Le Sahara est donc une terre où l'homme naquit. Nous avons brossé les premiers balbutiements de son histoire : ne serait-ce que parce qu'il a abrité les plus vieux spécimen connus à ce jour de notre Humanité, les véritables vedettes que sont Toumaï et Abel, nous lui devons protection et assistance dans les dangers qui le menacent, lui, sa végétation, ses animaux, ses hommes. Les êtres dont nous venons de raconter l'histoire ont résisté à de grands dangers, climats extrêmes, maladies et autres joyeusetés. Ils ont aussi été exposés à de véritables goulots d'étranglements qui auraient pu entraîner la disparition totale du genre humain sur terre. En Afrique du Nord, c'est l'évolution d'Homo erectus qui va donner naissance à l'ancêtre direct de l'homme d'aujourd'hui : l'Homo sapiens sapiens. Aujourd'hui, partout sur la planète, les hommes appartiennent tous à ce même genre «Homo» et cette même espèce «sapiens», quelque soit la couleur de leur peau, leur religion ou leur langue. Nous sommes les derniers survivants d'une foule pourtant au départ nombreuse d'hominidés et nous sommes prétendument «sapiens» c'est-à-dire «sage» : c'est si mal nous nommer si l'on en juge l'état de la Terre. Cet homme qui évolue de la standardisation de l'outil, c'est-à-dire de l'acquisition de la pensée abstraite, à la manipulation de l'atome, est une sorte de bijou que la nature ne cesse de tailler précautionneusement et d'améliorer depuis des millions d'années. Espérons que le fabuleux destin de l'homme aille vers des jours meilleurs s'il garde conscience que sa création est unique, comme celle de son environnement, même et surtout, si ce dernier est désertique, car c'est finalement dans le désert que l'homme s'est façonné, face à l'adversité. Telle est l'inexorable leçon du Sahara. – (*)L'auteur est Préhistorienne.