Coup de gueule des deux ténors du barreau d'Alger : Miloud Brahimi et Khaled Bourayou ont décidé de ne plus plaider devant la première chambre pénale de la cour d'Alger pour protester contre son président, le juge Belkharchi. Ils dénoncent les « atteintes aux droits élémentaires des justiciables ». Me Bourayou évoque ici plus que le cas d'un magistrat : les maux du système judiciaire. On imagine que cela n'a pas été une décision facile… Oui, ce n'était pas une décision facile. Notre profession doit assurer le droit de la défense, le droit des justiciables. Toute personne a le droit de bénéficier d'un procès régulier et équitable. Ce droit doit protéger le prévenu contre la toute puissante force de l'accusation. Car le prévenu n'a que l'avocat, et le juge doit respecter le principe de la présomption d'innocence. Si la présomption de culpabilité l'emporte, il n'y a plus de place pour le droit de la défense. Nous avons remarqué, de par notre pratique quotidienne à la chambre pénale, que pour ce magistrat, la présomption d'innocence ne constituait pas l'indicateur d'appréciation du procès. Nous avons constaté qu'il était extrêmement rare qu'un prévenu soit relaxé. Ce n'est pas le cas de toute la cour d'Alger dont l'actuel président et le procureur général ont amélioré beaucoup de choses dans le fonctionnement de la cour. Des exemples de ces pratiques que vous dénoncez ? Cinq cadres d'Air Algérie ont bénéficié d'une relaxe prononcée par le tribunal d'El Harrach (Alger-Est) sur la base d'un jugement parfaitement motivé qui a abouti au fait qu'il n'y avait pas de détournement de biens publics. Il s'est même avéré que c'est un fournisseur étranger qui avait escroqué Air Algérie et qu'il s'agissait d'une affaire à connotation commerciale. En plus, la plainte contre le fournisseur étranger est au niveau du juge d'instruction. Mais une délation anonyme contre ces cinq cadres a abouti chez ce même juge, que nous dénonçons, à une poursuite pour détournement ! Et voyez aussi le deux poids, deux mesures : pour un étranger en fuite, c'est tout de suite le non-lieu, mais pour le cadre algérien, c'est immédiatement la poursuite ! Et puis, si ces cadres ont réellement commis un acte de corruption avec un préjudice de plusieurs milliards de centimes, pourquoi ce juge les condamne-t-il à une année avec sursis ?! Il faut lier cet état des choses à la propension à la sévérité de cette chambre pénale. C'est aussi la problématique même de la poursuite en justice de nos cadres. Nous sommes le seul pays qui a mené une guerre contre ses cadres : des cadres jetés en prison et dont certains se sont suicidés, même en sautant à travers les fenêtres des bureaux du juge d'instruction ! Vous évoquez aussi un autre cas, une affaire de détournement également… Un prévenu est poursuivi pour deux affaires de détournement de deniers publics, il prend six ans de prison pour les deux affaires au tribunal de Bir Mourad Raïs (Alger). Les deux affaires atterrissent à la chambre pénale d'Alger, eh bien on lui rajoute deux ans supplémentaires ! Je n'irai pas jusqu'à discuter le bien-fondé d'une décision de justice, mais il ne faut pas oublier que la justice a des fonctions sociales, ce n'est pas une justice d'exclusion, elle doit récupérer le prévenu qui a fauté. Mais en réalité, on ne demande pas des comptes au juge qui punit, mais à celui qui relaxe. Le juge croit qu'en condamnant, il aura la paix. C'est tout le problème de notre système judiciaire. C'est une culture chez les juges de privilégier la punition, la sévérité… Un jugement doit être fondé, et non l'objet d'une campagne politique ! Certains magistrats ont peur de l'inspection ! Devant chaque dossier, ceux des magistrats qui ont peur du contrôle de leur tutelle se déculpabilisent d'abord vis-à-vis du dossier : « Attention ! Dossier brûlant. Si je ne condamne pas j'aurai des problème ! » Il doit d'abord réfléchir à son propre sort. Il y a deux dossiers dans chaque affaire, deux étapes dans chaque jugement. D'abord réfléchir aux conséquences d'un verdict et ensuite juger l'affaire elle-même. Le juge est d'abord devant sa propre conscience avant d'examiner le dossier selon son intime conviction. Or, ces deux étapes sont incompatibles. Si un juge a peur d'un dossier, il ne peut plus juger ! Les atteintes au droit de la défense risquent-elles de s'aggraver avec la nouvelle loi ? On constate malheureusement que les seuls droits qui existent encore sont la liberté d'expression au prétoire et celui de la défense. Pour en revenir à la prochaine loi, il semblerait que la dernière mouture ait pris en considération les exigences des avocats. Mais regardez son article 24 : le président de la cour peut saisir le bâtonnier pour poursuivre un avocat ! Autre chose : le caractère noble de la profession d'avocat n'est pas souligné dans cette nouvelle loi ni le caractère de citoyenneté du prévenu. J'étais membre de la commission de réforme de la justice (créée à la demande du président Bouteflika en 2000, ndlr). Certaines idées que nous avons proposées ont été concrétisées, mais pas les plus importantes, notamment celles concernant le droit de la défense. Des exemples ? La commission a proposé d'élargir le droit de la défense au niveau de l'enquête de police. Cette recommandation n'est pas près de voir le jour ! Nous avons demandé que les tribunaux criminels reviennent à leur vocation première : c'est-à-dire des tribunaux populaires avec un jury. Ce n'est pas fait. Nous avons proposé une juridiction de l'appel dans les affaires criminelles. En vain ! Les juges font face à l'obligation de faire du chiffre en termes d'affaires traitées. C'est aussi une autre pression… Les statistiques, c'est un mal qui sera irréversible. Cela dénature la justice. Jean de La Bruyère (moraliste français) disait : « Le rôle d'un juge est d'appliquer la loi, son métier est de la différer. » Je crois que cela est mal compris par nos juges. Ces derniers appliquent la loi et la précipitent. La justice apprécie en termes de bonnes ou de mauvaises décisions, mais également à travers sa capacité à résoudre les conflits de la société. Le citoyen ne demande pas au juge de trancher vite, mais de trancher juste. Mais la justice algérienne est rattrapée par la hantise de la précipitation et des statistiques. On ne peut juger correctement si l'on a sous le bras 150 dossiers ! Mais en Algérie, tout semble s'inscrire dans la précipitation, même la construction des ponts et des routes ! Bio express Maître Khaled Bourayou, agréé à la Cour suprême, est une figure du bâtonnat d'Alger. Cet homme, à la verve haute et riche, a été de toutes les grandes affaires qui ont secoué les cercles médiatico-politiques ; de l'affaire du général Nezzar devant la justice parisienne aux poursuites contre les journalistes. Il a été également membre de la commission de la réforme de la justice et anime plusieurs conférences et rencontres sur le droit et la diffamation.