Derrière, la mer et les bateaux qui attendent une place de parking au port d'Alger. Devant, l'Institut islamique et ses centaines de fenêtres qui regardent, immobiles, la foule s'agiter en bas. Rien ne bouge. Sauf que, coincé entre l'autoroute de l'Est et la vieille route d'El Harrach, l'hippodrome du Caroubier trône en ellipse sur la quadrature du cercle de la morale. « Non non, aucune pression de voisinage », affirme Lies Koutchoukali, directeur de l'hippodrome, qui trône avec son immense moustache sur ce nouvel espace ouvert. Il est heureux de la reprise, comme tous les spécialistes, entraîneurs, jockeys, propriétaires de chevaux et bien sûr, joueurs. Le jeu bien sûr, d'argent, mais qui, dans la grande tradition arabe du cheval, est tolérée. Ouvert après des décennies d'incompréhension et de guerre de prérogatives, l'hippodrome a entrepris des travaux de réfection et tout a l'air bon pour la reprise. Un camion de police est garé devant, au cas où, bien que l'ambiance y soit très bon enfant. Des enfants d'ailleurs, accompagnés de leur père, traînent aux abords des pistes. D'autres enfants, déjà adultes, ont trouvé un nouveau débouché, y vendent des cigarettes et du thé. « Non, pas de journal de courses », explique l'un d'eux, flairant la bonne idée. Tous les turfistes le savent, un bon pronostic vient souvent d'une somme de bonnes informations. Bon nombre d'entre eux portent d'ailleurs sous le bras La Course, journal bi-hebdomadaire, le seul qui analyse sérieusement les performances des chevaux et des jockeys. Le Caroubier a retrouvé ses couleurs et ses joueurs algérois. C'est la ville, même en pleine campagne électorale. Dans l'hippodrome, des posters de Bouteflika sont accrochés un peu partout, avec ce slogan : « C'est mon choix ». Ici, on ne parie pas sur la présidentielle, on mise gagnant. Pour le reste, c'est le jeu. Devant les guichets des paris, la foule se presse. La première course est à 15h30, la seconde à 16h et la dernière à 16h30. Les premiers chevaux sont sortis et s'adonnent au traditionnel défilé. « C'est toute la différence entre les paris que l'on fait sans voir les chevaux, et les paris sur l'hippodrome », soutient ce passionné. Ici, on peut voir les chevaux juste avant la course. Pour un œil expérimenté, cela fait toute la différence, avec l'état du cheval et son moral, tout comme celui du jockey qui va le monter. Des chevaux à crédit Les turfistes connaissent bien les chevaux et appellent tous les jockeys par leur prénom. Bilal est jockey, « jockey professionnel », tient-il à préciser. Un peu nerveux, tout comme son cheval, il s'apprête à courir. Venu avec son entraîneur d'El Eulma, il est au régime sec, cause poids maximum autorisé, douara et bouzelouf interdits. A 29 ans, Bilal est l'un des meilleurs jockeys de la place mais ne gagne pourtant que le SMIG, autour de 10 000 DA, plus les primes en cas de victoire, c'est-à-dire 10% des gains. Il n'est pas question pour lui de changer de métier : « Ce milieu, c'est toute ma vie. » La sonnerie retentit, signe de la clôture des paris. Un peu à l'écart, un propriétaire que tout le monde vient saluer a un sourire aux lèvres, heureux de retrouver l'ambiance des amoureux du cheval. Le docteur, c'est comme ça qu'on l'appelle, est issu d'une grande famille, qui a toujours baigné dans ce milieu. Le Caroubier ? « C'est pour nous, Algérois, notre place. Il y a bien Zemmouri mais c'est loin et peu fréquenté. » Pendant que les joueurs s'affairent à prendre les bonnes places pour suivre la course, le docteur explique que ce n'est pas une question d'argent, c'est surtout de la passion. « Un cheval n'est pas rentable, à moins qu'il gagne toutes les courses. » D'ailleurs, son entretien n'est pas donné, 12 000 DA par mois, « juste pour l'alimentation et ls soins vétérinaires ». Mohamed, entraîneur, explique la problématique : « Elever un cheval de course est toute une science et une affaire de gros moyens. C'est pour cette raison qu'on les importe de France ou d'Angleterre. » Un bon cheval ? Entre 100 et 200 millions de centimes, soit le prix d'une bonne voiture. La solution ? Des chevaux à crédit, comme pour les voitures justement. Le docteur et Mohamed ont coupé court à la discussion et se sont dirigés vers la piste. La course va commencer. Dans un nuage de poussière, les chevaux s'élancent au loin. C'est parti. La course est finie, elle a duré quelques minutes pour quelques heures d'attente. Mais pendant que les chevaux avalaient la terre battue de la piste, la tension était à son paroxysme. Des cris et des encouragements et à l'arrivée, des déceptions et des joies. Bilal, le jockey d'El Eulma, a gagné la course, ce qui était plus ou moins prévu. Ce qui veut dire que les gains ne seront pas très grands. C'est fini, les chevaux reviennent, ruisselant de sueur, les poils hérissés. Les tickets perdants jonchent le sol et les jockeys qui ont perdu regagnent en silence la balance, pour la deuxième pesée. Un turfiste insulte de tous les noms le jockey sur lequel il avait misé. Le préposé au micro annonce les résultats définitifs et passe quelques messages : « Que celui qui m'a pris mon téléphone portable me le rende, yerham oualdikoum. » Rire général, suivi par un petit moment de tristesse : « Le petit Ryan est attendu par ses parents au niveau de la police. » Qui a gagné finalement ? Les propriétaires, la sortie du jeudi, les jockeys, ceux qui ont misé juste et un peu tout le monde puisque la société des courses, qui gère l'argent des paris, le redistribue ensuite à toute la filière, écuries, fédération et jumenteries. Car le joueur et son argent sont le cœur du dispositif. Mais dans le joueur, qui est le vrai parieur ? Dans les gradins où s'est serré le public, un joueur constate qu'il a perdu. Son ami, joueur lui aussi, annonce que c'est le 2 qui est arrivé en tête. « Non, tu as mal vu, c'est le 9. » « Mais non, c'est le 2. » « Je te dis que c'est le 9. » L'oeil s'allume : « On parie 1000 dinars ? »