Beloved, de Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993, vient d'être sacré meilleur roman de ces vingt-cinq dernières années. C'est donc une romancière de couleur qui arrive en tête de liste devançant ainsi ses prestigieux pairs tels Philip Roth, John Updike et autres. L'Amérique, au travers de ses romanciers, aurait-elle donc changé de cap, elle qui avait marginalisé ses écrivains de couleur, comme Richard Wright, auteur du fameux La case de l'oncle Tom, James Baldwin, contraint de quitter Harlem pour vivre le restant de ses jours en Europe et tant d'autres ? Avec Toni Morrison, ce sont les vieux démons qui reviennent sobrement à la vie, ceux qui ont hanté toute la société américaine depuis que le premier Noir fut ramené d'Afrique au XVIe siècle. Cette romancière regarde son pays, sa société avec une finesse psychologique que l'on n'est pas près de retrouver chez les auteurs de couleur qui l'ont devancée. Elle l'a déjà démontrée dans La chanson de Salomon, L'œil plus bleu et autres récits. Pourtant, les romanciers américains, surtout les nouveaux, hésitent à se regarder dans le miroir tant ils n'arrivent pas à conjurer ce côté sombre de leur histoire : le poids du racisme. En fait, ils n'ont fait que l'esquisser dans quelques romans, de grande facture certes, mais qui demeurent le résultat d'une vision exogène, celle de l'homme blanc pour ainsi dire. Qu'il s'agisse donc du Sud profond, thème développé avec brio par Erskine Caldwell, dans La route du tabac et Le petit arpent du bon Dieu ; des retombées de la guerre de Sécession, sujet remis à chaque fois sur la sellette par des auteurs de différentes appartenances et tendances depuis Stephen Crane, à la fin du XIXe siècle jusqu'à Margaret Mitchell, auteur d'Autant en emporte le vent, William Faulkner, dans Requiem pour une nonne et Descends, ô Moïse, Carson Mc Cullers, dans Le cœur est un chasseur solitaire ; de la guerre dans le Pacifique, avec Norman Mailer dans Les nus et les morts, John Hersey dans Une cloche pour Adano et James Jones dans Tant qu'il y aura des hommes ; ou encore des problèmes sociaux générés par le gigantisme et le pragmatisme de leur pays, comme on le lit dans l'œuvre de Steinbeck, Les raisins de la colère et John Dos Passos, dans sa trilogie, (USA) ; eh bien, les nouveaux romanciers américains semblent ne pas se sentir à l'aise lorsqu'ils abordent les thèmes classiques développés par leurs prédécesseurs. Ils le sont encore moins face au problème du racisme. Le fougueux James Baldwin, auteur du brûlot, Je vous promets le feu, la prochaine fois, se situe aux antipodes d'un Bernard Malamud, romancier juif de l'école new-yorkaise, auteur d'un roman tout à fait déroutant, intitulé Les locataires. Là où le premier prône la vengeance, la politique de la terre brûlée, le second se plaît à faire l'innocent au-dessus du volcan. Cela pour dire que le grand thème du problème racial en Amérique reste inchangé dans le camp des romanciers blancs comme dans celui des auteurs de couleur. S'il arrive qu'un romancier blanc, bien intentionné, mette la main à la pâte, c'est-à-dire en s'aventurant à regarder du côté des Noirs comme l'a fait le grand William Styron, (1926-2006), dans son beau roman Les confessions de Nat Turner, c'est le tollé général pour ne pas dire la fin du monde. On a vu comment Styron a été, en 1968, l'écrivain blanc à abattre, pourtant, il n'avait cessé de répéter : «Mes racines sont dans le Sud, mais mon travail d'écrivain a pris d'autres directions.» En effet, il devait le prouver encore quelques années plus tard en publiant son chef-d'œuvre, Le choix de Sophie où il est question d'une relation humaine et amoureuse à la fois entre un écrivain du Sud et une déportée, sauvée de justesse des camps de concentration. Le grand poète, Robert Penn Warren, ne faisait-il pas remarquer, en 1957, que l'Amérique s'évertuait à reprendre attache avec l'idée qu'elle s'était faite d'elle-même, en 1776, celle d'un pays démocrate, mettant les droits de ses citoyens au dessus de tout ? La parole est donc aux romanciers !