La presse nationale vient de perdre un autre de ses représentants parmi peut-être les plus doués et les plus perspicaces en matière de professionnalisme. Après la disparition toute récente de Khaled Mahrez, qui a fait une carrière très honorable dans ce dur métier de journaliste où il faut se remettre tout le temps en question pour espérer conserver une crédibilité devant l'opinion publique, c'est au tour de Abderrahmane Mahmoudi de quitter brutalement la corporation, emporté par une grave maladie. A son enterrement, il y avait foule pour lui adresser un dernier adieu, mais aussi pour témoigner que l'homme, qui vient de tirer sa révérence, méritait tous les hommages pour la passion qu'il avait pour la profession, pour le courage qu'il avait dans la défense de ses idées, de sa vision sur la société, la démocratie et la liberté d'expression. Nombreux étaient donc ses confrères et ses amis, auxquels se sont mêlées quelques personnalités politiques, qui sont venus se recueillir avec cette conscience que le monde de la presse venait réellement de se séparer d'un de ses illustres piliers. Mahmoudi, c'est sûr, laissera un grand vide dans l'aéropage journalistique qu'il soit public ou privé. Ses écrits, souvent très polémistes, faisaient partie de la diversité de la presse indépendante où il s'était forgé une réputation de redoutable contradicteur. On pouvait être d'accord ou pas avec ses idées, ses positions politiques, mais le disparu ne laissait jamais indifférent. C'était sans aucun doute l'une de ses principales caractéristiques. Car pour ceux qui le connaissaient, Mahmoudi n'a jamais été ce journaliste «passif» qui subissait les événements. Habité par une flamme intérieure qui le poussait à être constamment à l'écoute de sa société, il avait ce don de réagir avec une incroyable énergie à tout ce qui lui paraissait hors normes, opposé à un canevas qu'il considérait juste, rigoureux, non négociable. A vrai dire, Mahmoudi avait en lui une âme syndicaliste qui le mettait en permanence en mouvement et qui faisait de lui un élément acharné dans le combat pour la démocratie et la liberté de la presse, deux objectifs qui ont été pratiquement au centre de sa carrière. Avant de créer le quotidien national Le Jour d'Algérie, dont il était le directeur, Mahmoudi avait roulé sa bosse, comme on dit dans notre jargon, en passant par les organes les plus réputés à l'époque où la presse indépendante n'existait pas encore. D'abord par El Moudjahid où la pertinence de ses écrits, dans un système très verrouillé, ne passait pas inaperçue, ensuite par Algérie Actualités, le grand hebdomadaire d'alors où là également le jeune journaliste, avec son esprit rebelle, ne se conformait jamais aux conventions d'usage comme en témoignent ses fréquents conflits avec la direction du journal. Abderrahmane, Dahmane pour les intimes, ne pouvait rester insensible aux actes qui lui paraissaient injustes. Un licenciement abusif, une censure trop zélée et le voila parti pour une confrontation avec la direction, sous forme de pétition, de réunion clandestine, de rencontres avec les journalistes pour contrebalancer les idées reçues et amener une réflexion collective sur les mauvais traitements que subissait la presse. C'est avec la même conviction, la même fougue que Mahmoudi s'est investi dans le Mouvement des journalistes algériens (MJA) créé au lendemain de la révolte populaire d'octobre 1988, dont il est devenu un leader incontesté. Si le MJA a été le ferment de la liberté de la presse en Algérie, on peut sans hésiter affirmer que sans des militants de la trempe de Mahmoudi, ce mouvement n'aurait peut-être jamais réussi. C'est dire que le nom du défunt a été intimement lié à l'histoire récente de la presse indépendante, qui a émergé d'une lutte dans laquelle il a joué un rôle à la mesure de ses ambitions. Comme organisateur et aussi comme orateur politique qui savait argumenter pour convaincre. Ce trait de sa personnalité, Mahmoudi le traînera partout où il atterrissait. A L'hebdo Libéré qu'il avait lancé dans les années 1990 pour marquer encore davantage son indépendance d'esprit, au Jour d'Algérie ensuite (jumelé à l'hebdomadaire Les Débats) où il a essayé d'imposer une ligne éditoriale à son image qui est toujours restée imprévisible. Mahmoudi qui a vécu les péripéties tumultueuses de l'ancienne génération de journalistes a donc pris une part très active dans la construction de la jeune presse indépendante. Il en était fier. Malgré les divergences de points de vue qui existaient entre lui et de nombreux confrères sur les grandes questions politiques qui se posent à l'Algérie, c'est surtout le professionnel qui tient la corde de la considération. Pour cela, il ne sera pas oublié.