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Il y a 60 ans, l'Inde chassait l'Angleterre
Publié dans El Watan le 19 - 08 - 2007

Un pays sous-développé, installé dans l'immobilisme et le chaos, comme le prédisait Churchill, juste au lendemain de l'indépendance. A quoi est dû ce revirement dans les perceptions surtout occidentales et comment expliquer les succès que l'Inde a accumulés dans de multiples domaines ? Comment un Etat, né en 1947 dans le sillage de la décolonisation, a pu instaurer une démocratie, une démocratie complexe, certes, mais qui mérite d'être mieux connue à défaut de s'en inspirer. Car cette démocratie «marche», elle fonctionne. Elle garantit les droits d'expression, les libertés de presse, religieuses, linguistiques et politiques.
Elle garantit l'alternance politique. Pour préparer le départ des Anglais, les remplacer et faire mieux, l'Inde a écarté le populisme et l'attitude anti-intellectuelle : l'Inde, pays très pauvre, composée de plus de 65% de paysans a été conduite à l'indépendance par des intellectuels : Gandhi, Nehru, Azad, Ambedkar, Patel, Tagore, Aurobindo. Pour comprendre l'Inde, il faudrait «replonger» dans plus de 5000 ans d'histoire, dans l'histoire de l'hindouisme, les changements dans la continuité, l'unité dans la diversité. Il faut plonger dans les textes védiques, le brahmanisme, le mahabharata. L'absorption et l'intégration de plusieurs cultures, langues, religions n'ont pas altéré le courant fondateur de l'hindouisme : Bouddha est né en Inde ; l'inde était bouddhiste pendant plus de 1000 ans et Ashoka, le plus grand roi hindou, qui unifia l'Inde au IIIe siècle AC, se convertit lui-même au bouddhisme : il n'y a pas plus de 1% de bouddhistes en Inde. Les musulmans ont régné sur l'Inde pendant plus de 1000 ans avec des effets variés sur la culture indienne : il serait hasardeux et erroné de considérer l'invasion et domination musulmane de façon uniforme. Si les premiers envahisseurs musulmans, turcs et afghans surtout, certains perses aussi, se sont comportés en barbares et ont tenté d'exterminer les croyances et traditions (impies) des Indiens, les dynasties moghols, particulièrement le roi Akhbar qui régna en 1590 pendant plus de 40 ans, s'était distingué par le respect de l'hindouisme. Il a même défendu le rapprochement avec le soufisme, au point d'être menacé par les… musulmans mêmes.
Il a fait codifier le droit des minorités et la liberté religieuse. Déjà !). En 1590, il déclara : «Personne ne doit être inquiété sur la base de la religion et toute personne a le droit d'adopter la religion de son choix.» Son fils Sha Jihan fit construire le Taj Mahal, mais son petit-fils Aurangzeb, devenu roi à la fin du XVIIe était plutôt intolérant et imposa des taxes spéciales sur les non-musulmans, ce qui entraîna la fureur de son frère Mohamed Dara Shakoh qui se rebella contre lui. Ce même Dara traduisit du sanscrit en persan les upanishad en 1565. On retrouve, à un degré moindre, cette complexité la veille de l'indépendance : le mouvement pour l'indépendance, conduit par le Parti du Congrès et Gandhi. Ce mouvement représentait toute la diversité indienne : Gandhi, l'homme le plus spirituel et le plus proche du peuple, était entouré par Nehru, plutôt agnostique, Ali Jinnah, un musulman occidentalisé et laïc, Azad, musulman, Ambedker, un intouchable.
Ce processus démocratique de sortie de la dépendance coloniale est bien illustré par l'attitude de Jawaharlal Nehru qui s'opposa en 1928 au rapport proposé par son père favorable à un statut de dominion, alors qu'il militait pour l'indépendance complète. Cette attitude a été une constante jusqu'à sa mort. Il a même fait publier, au sommet de sa popularité, un article anonyme pour appeler à résister à toute tentative dictatoriale du Premier ministre, Nehru !! La veille de l'indépendance, Ali Jinnah préconisa la création d'un Etat musulman prétextant que les musulmans, en minorité, seraient en danger dans un Etat majoritaire hindou, et d'ailleurs, ils (les musulmans) n'accepteraient pas de vivre dans un Etat dans lequel ils sont minoritaires. Azad, le futur Premier ministre indien de l'Education était totalement opposé à un Etat pakistanais. Il est intéressant aussi de noter que dans le préambule de création d'un Etat musulman, Jinnah affirmait : «L'Etat musulman du Pakistan sera un Etat démocratique et respectueux de toutes les libertés religieuses et culturelles». On sait ce qui s'est passé quelques années après la création artificielle du Pakistan par les Anglais : une partie ouest et une partie est (qui allait devenir le Bangladesh), séparée par l'Inde. Les Anglais ont seuls ce genre de génie, déjà mis en œuvre en Palestine en 1917. On sait que la partie Est (musulmane) du Pakistan se séparait après une guerre sanglante de la partie ouest (musulmane). Il est vrai que Ali Jinnah, mort en 1948, n'a pu contempler cette situation dont il était en grande partie responsable. En 2007, l'Etat pakistanais aux prises avec «ses» islamistes a tenté par députés interposés d'inclure la déclaration de Jinnah dans la Constitution afin de discréditer leurs arguments pour un Etat islamique. Ne l'est-il pas depuis 1947 ? Ce rappel, très succinct et partiel, est utile pour caractériser la complexité de la société indienne. Deux visions de la nation s'opposaient : une nation fondée sur des critères religieux ; c'est la vision occidentale des Anglais à relayer par Ali Jinnah, pas pour les mêmes raisons et la vision gandhienne selon laquelle la nation ne doit en aucune manière être basée sur la religion. Cette complexité dénote les paradoxes du fonctionnement de l'Inde : richesse-pauvreté, l'un et le tout, un dieu et une multitude de dieux, échappent à toute mentalité «rationnelle». Il est difficile de décrire et d'analyser le développement de la pensée indienne et son évolution, car elle a plus que tout autre intégré en son sein et donc devenues naturelles les contradictions internes qui n'en sont pas pour elle. L'Inde fait cohabiter, voire fondre, des éléments apparemment contradictoires. Une grande ignorance de l'Inde a longtemps dominé en Occident mais aussi ailleurs où règnent l'homogénéité et la simplicité de raisonnement.
La plus grande démocratie du Monde
L'Inde est considérée comme la plus grande démocratie du monde de par sa population qui est aujourd'hui de 1,15 milliard de citoyens. Mais est-ce vraiment une démocratie ?
Une anarchie qui «fonctionne» selon Galbraith ancien ambassadeur des USA, ou une «anarchie harmonieuse», selon l'expression de Gandhi.
Le 15 août 1947, après avoir «préparé» la partition exécutée par Lord Mountbatten, les Anglais quittaient l'Inde. Plus d'un million de morts et 20 millions de personnes déplacées. Ils laissèrent aussi 565 Etats princiers quasi indépendants, fondés essentiellement sur des critères religieux, chacun voulant se séparer des autres.
La contagion pakistanaise ? La politique des Anglais, fidèle au principe qui caractérisait leur système impérialiste, «divisait pour mieux régner» et «après moi le déluge» avaient laissé une poudrière : les Etats princiers étaient manipulés, comme l'était Ali Jinnah, et avaient une autonomie de surface qui donnait l'illusion du pouvoir. Certains Etats, tels Goa et Andhra n'intégraient l'union que plusieurs années après l'Indépendance. «Dans quelques années, l'Inde retournera aux temps de la barbarie et des privations, pire que le Moyen-Age», avait prédit W. Churchill. Ce présage s'était confirmé hélas en Palestine, mais heureusement pas en Inde. Soixante ans après, non seulement l'Inde a survécu, mais donne à réfléchir aux pays en développement mais aussi aux pays développés. Un exemple à méditer.
Un projet social, politique
et économique planifié
Le Parti du congrès, créé en 1885, avait jeté les jalons du processus de libération. La formation des élites : Les dirigeants de l'Inde ont tous été formés en Angleterre dans les écoles prestigieuses : Harrow, comme Nehru. Tous étaient juristes (Gandhi, Ambedkar,. Patel), ingénieurs ou économistes. Une assemblée constituante est mise en place. Elle représentait tous les Etats princiers et était dirigée par Ambedkar qui réussit à élaborer une Constitution moderne, démocratique et garantissant les droits de toutes les minorités. Bien avant les Américains, les Indiens se sont engagés à promouvoir les droits des minorités et des groupes vulnérables, droit devenu constitutionnel : les dalits, les tribus ainsi que les OBC (Other Backward Casts) bénéficient de ce système. Un plan de développement axé sur l'industrie, l'agriculture, la santé et l'éducation.
Les résultats
On ne peut qu'être très rapide.
Sur le plan démocratique, de la liberté d'expression et les libertés culturelles et religieuses, l'Inde est le rare pays à avoir préservé et promu l'harmonie sociale. Pendant que l'Occident cherche encore les moyens de se protéger contre les immigrés tout en essayant de lutter contre les discriminations, l'Inde est la terre de la tolérance, de la diversité culturelle, linguistique et religieuse. La démocratie est vivante et pas seulement formelle et une coquille vide comme elle l'est en Occident. Regardons le gouvernement indien, tel qu'il fonctionne aujourd'hui : le président de la République, qui vient en juillet de terminer son mandat, Abdul Kalam, est un musulman. Il est considéré par la presse et 90% des citoyens le considèrent comme le meilleur Président que l'Inde ait eu jusqu'à présent. Plusieurs personnalités souhaitaient qu'il renouvelât son mandat. Il refusa.
Les musulmans constituent 10,5% de la population. Le Premier ministre, M. Singh est un sikh. Les sikhs représentent 2,5% de la population. La présidente du Parti au pouvoir, le Congrès, Sonia Gandhi, est une catholique d'origine italienne. Elle est arrivée en Inde dans les années 1980, mariée à Rajiv Gandhi. Enfin, le président de l'Assemblée est un communiste marxiste du CPI (Communist Party of India). Il faut également ajouter que l'Inde est constituée de 28 Etats et deux provinces, où l'on parle plus de 18 langues qui sont officielles et reconnues par la Constitution. Chaque Etat a sa langue, son gouvernement, son Parlement. L'Etat du Kérala et du Bengale sont dirigés par des… communistes depuis plus de 40 ans. L'Etat du Kérala est le plus développé de l'Inde, celui du Bengale un des plus pauvres !!! A l'exception des 18 mois de rupture imposée par Indira Gandhi en 1975, cette démocratie non seulement a survécu mais fonctionne efficacement, car fondée sur des valeurs de tolérance et d'ouverture incorporées dans les racines de la culture et la spiritualité hindoue. Sur le plan économique, il faut mentionner la réussite de la «révolution verte» : l'Inde produit tous les biens agricoles dont ont besoin les citoyens indiens. La pauvreté reste un souci majeur, mais la famine ne frappe plus les populations indiennes comme du temps de la présence britannique. Le taux de croissance économique, avoisinant 9,2% cette année, est le plus fort derrière celui de la Chine. Les entreprises indiennes sont devenues des acteurs clés dans l'économie mondiale : non seulement dans l'informatique, les technologies de l'information avec des fleurons mondiaux tels que TCS, Wipro, Infosys, satyam… mais aussi dans le textile, l'industrie automobile, l'industrie pharmaceutique… En matière de santé, l'Inde possède des hôpitaux publics et privés de réputation mondiale : Apollo, Ashoda, Kims…Enfin, il faut signaler un des éléments clés du développement de l'Inde : l'éducation. Nehru, le premier chef de gouvernement, était plutôt partisan de l'économie socialiste étatisée, prônant une politique de développement industriel et agricole pour sortir l'Inde du sous-développement et la pauvreté. Mais, visionnaire et plaçant l'intérêt du peuple indien et la jeunesse au -dessus de tout, créa les universités et instituts de technologie et de management qui allaient devenir le fleuron de l'élite mondiale : c'est le lancement des IIT (Indian Institute of Technology) et IIM (Indian Institute of Management) créés en partenariat avec MIT, Harvard. Ces instituts forment des ingénieurs et managers de classe mondiale. Ils sont sollicités par toutes les entreprises nationales et mondiales : Microsoft emploie plus de 35% d'employés d'origine indienne. Les pays européens, dans le sillage des USA, tentent d'attirer cette élite. Il y a deux ans, l'Allemagne offrait 30 000 cartes vertes aux Indiens. «Nous nous inspirons du système anglais, nous gardons la langue anglaise, mais sans les Anglais», disait Nehru. C'était leur «butin» de guerre qu'ils se sont gardé de laisser partir. D'autres cieux, d'autres mœurs ! Aujourd'hui, dans tous les Etats, les enfants apprennent trois langues ; dès le primaire : l'anglais, la langue de l'Etat et le hindi. Les résultats sont visibles. Plusieurs articles sont nécessaires pour rendre compte de cette complexité indienne. Quelques éléments permettent d'éclairer notre compréhension mais aussi d'ouvrir d'éventuelles discussions. Gandhi représente cette spécificité indienne mais aussi la perspective universelle : son comportement, ses actions plus que ses déclarations sur «ahimsa» et les valeurs inspirées du Baghavad Gita, sont des réponses aux attentes et espérances de l'humanité. Il a démontré que la résistance «passive» était plus efficace et plus conforme aux valeurs d'humanité. La violence non seulement ne mène à rien mais pervertit l'homme et lui donne l'illusion de supériorité. Evidemment, cela ne peut être envisagé que si l'homme est placé au centre des préoccupations et dans une perspective à long terme. Seul le long terme permet de démontrer l'inutilité et les effets pervers de la volonté de puissance matérielle. Le comportement même de Gandhi, «le fakir à demi nu» comme le qualifiait Churchill, n'est-il pas l'illustration concrète que les valeurs et l'éthique sont bien supérieures à la puissance matérielle, l'abondance et la violence, mais aussi plus efficace ? Le mouvement pour l'indépendance ne s'appelait-il pas tout simplement : «Quitter l'Inde»? Ce mouvement opposait à la violence du système colonial et aux humiliations imposées aux populations la non-violence et le respect.
Ainsi, jamais ce mouvement gandhien n'a affiché de haine à l'égard de l'ennemi. C'étaient bien deux options, voire deux modèles de relations humaines radicalement opposés : le modèle occidental, à bout de souffle, aux abois, plus violent que jamais pour maintenir sa domination et sa supériorité «civilisationnelle» contre un modèle qu'il ne comprend pas et ne peut pas comprendre, car fondé sur d'autres valeurs profondes différentes. Les réponses gandhiennes sont une alternative au système occidental dont l'état de banqueroute n'est différé que par des mesures artificielles et dramatiques. Mesures économiques aggravant la situation des plus faibles de plus en plus nombreux, politique agressive et dérisoire contre les immigrés, consommation démesurée de médicaments, drogues et guerres permanentes exportées dans les pays en développement. Malgré ces prouesses matérielles, l'Occident est aux abois, il s'aperçoit que sa puissance économique n'est plus suffisante pour le sauver, ses systèmes militaires et de sécurité ne le protègent pas assez du terrorisme, de l'immigration clandestine. Ainsi que l'affirme Guy Sorman : «Il est clair que l'Occident a vaincu la matière, qu'il a remporté la course à la puissance. Il est tout aussi évident qu'au creux de cette béatitude matérielle, l'on ressent comme un manque, une absence qui n'a pas de nom. Le désenchantement, peut être… Il me paraît aussi que nous ne trouvons pas en nous les ressources nécessaires à un réenchantement». Le Génie de l'Inde, Poche, page 21.
Vers des relations internationales renouvelées
Ces réponses de Gandhi valent en interne pour le développement économique, social et culturel harmonieux. Elles valent aussi au niveau international. En effet, les relations internationales sont aujourd'hui dominées par les «vainqueurs» de la Deuxième Guerre mondiale, barbarie purement occidentale, entre Occidentaux qui ont imposé ce type de relations au monde par la force, la corruption, la violence et le chantage ainsi que, bien sûr, les guerres. L'Occident, après la barbarie de la Deuxième Guerre, a imposé un modèle de relations internationales inauguré par deux bombes atomiques, suivies des guerres d'extermination au Vietnam, au Cambodge, en Palestine et, aujourd'hui en Irak. Doit-on opposer la violence, terroriste ou militaire, à cette violence ou alors opposer un modèle radicalement différent, celui qui répond aux attentes et espérances de l'humanité, en Occident aussi. La perspective gandhienne, universelle car partagée par un nombre de plus en plus élevé de pays et de citoyens est la seule réponse à l'impasse hégémonique de l'Occident et l'engrenage de violence dans lequel il a entraîné l'humanité. L'intérêt croissant pour une alternative proposée par les organisations non gouvernementales, le Brésil, l'Inde, l'Afrique du Sud et d'autres pourrait ouvrir la voie à la construction d'un modèle rénové de relations internationales et faire reculer ce processus infernal voué à l'échec et ayant déjà entraîné les plus graves désolations humaines.


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