Evoquer Mesguich est aussi une recherche profonde dans l'origine de la télévision, du reportage et de l'actualité filmée et même de la vidéo. Le cinéma est né pour reproduire la vie sans mise en scène écrite ni d' acteurs jouant des rôles autres, que ceux de leurs vies. Les premiers opérateurs du cinéma sont aussi des cinéastes indépendants, des fous à un point qu'ils ont été les premiers à avoir cru en l'art du cinéma. Ils plaçaient les premières caméras au milieu des foules qui ignoraient totalement l'utilité de ces appareils, une fois leurs pellicules impressionnées, ils avaient la lourde tâche de projeter leurs images aux mêmes personnes qu'ils avaient filmes. Certes, l'invention des frères Lumière est un chef-d'œuvre en soi, mais il fallait des gens comme Mesguich, Promio et d'autres qui ont provoqué les premières vibrations émotionnelles nées de l'alchimie que provoquent les lumières projetées dans un cerveau humain… et, ne l'oublions pas, alimentèrent les premières caisses du cinéma. Les premiers opérateurs du cinématographe sont, ni plus ni moins, que les fondateurs d'un nouveau pouvoir, le pouvoir de l'image ! Il est difficile, aujourd'hui, d'imaginer en quoi consistait le métier du chef opérateur des débuts du cinéma, surtout à la lecture des génériques des films actuels qui durent le temps de plusieurs films d'un Mesguich, ou d'un Francis Doublier… Eux seuls, étaient les génériques ! Tout cela, Félix Mesguich le faisait, tiré à quatre épingles parce que les premiers, qui ont travaillé pour le cinéma, portaient un costume trois pièces et mettaient un chapeau (remplacé après par la casquette de Kurosawa), c'était déjà un prestige. Félix Mesguich (1871-1949) a tout inventé dans la prise de vue, mais aussi dans d'autres métiers du cinéma actuel. Mais il fut surtout un opérateur rigoureux doublé d'un grand voyageur. Rencontre avec lumière Les fêtes populaires en France, le couronnement des rois et des sultans, l'enterrement du tsar, l'insurrection marocaine au début du siècle et sa répression par les tirailleurs algériens, la chasse à l'ours en Sibérie, le pèlerinage musulman de Damas à La Mecque, le Japon, le Taj Mahal, Peshawar, la Birmanie, Samarkand… Bref, tout ce que l'on voit aujourd'hui de cette époque, c'est du Mesguich ! Il a inventé l'actualité filmée et le film ethnographique. Sa dernière prise de vue fut l'arrivée des victorieux de la première guerre mondiale à l'Arc de Triomphe de Paris en 1919… Une retraite en apothéose qui lui laissa le temps de publier ses mémoires chez Grasset en 1933 sous le titre Tour de manivelle, livre essentiel pour comprendre l'essence du cinéma. Mesguich, un nom qu'on rencontre encore aujourd'hui à Alger, était juif algérois d'origine berbère. Zouave en Algérie puis à Arles, c'est à une semaine de la quille qu'il se rendit au quartier Monplaisir, à Lyon, où se trouve l'usine des frères Lumière. Recommandé par une tante, il cherchait du travail. Habillé avec le fameux uniforme zouave, il rencontra Louis Lumière le 5 janvier 1896. Ce dernier l'interroge sur ses connaissances en électricité ou en photographie… Le cinématographe existe depuis seulement quelques jours et la projection au Grand café de Paris a eu du succès. Félix répond par la négative, mais il fut engagé quand même la semaine suivante avec cet avertissement de Louis Lumière : «Vous savez, Mesguich, ce n'est pas une situation d'avenir que nous vous offrons, c'est plutôt un métier de forain, cela peut durer six mois, une année, peut-être plus, peut-être moins !» Plus d'un siècle après, le cinéma demeure un métier très incertain dans le monde et plus encore dans notre pays… Le jeune Félix apprit d'abord la fabrication de la pellicule chez Alexandre Promio. Ce dernier fut le premier à emmagasiner des images animées d'Alger… De Figuig à Biskra Il passa vite aux métiers de la manivelle, la prise de vue et la projection. Après la province française, il filma New York et Chicago : un triomphe ! Les Américains mirent très vite les moyens. Des écrans géants dans des salles de prestige, alors qu'en Europe, on projetait toujours les films dans les cafés et les hôtels… Les Américains adoptèrent cet art et Mesguich, dans sa ferveur et son enthousiasme, s'amusa parfois à tourner la manivelle à l'envers ce qui donnait à l'écran des hommes sortant de l'eau et retournant sur les plongeoirs des piscines américaines ; les foules enthousiasmées crièrent à chaque projection : Lumière ! Lumière ! Le jeune Mesguich collectionna les cadeaux et vit son salaire augmenté. Il se fit rapidement un nom et travailla par la suite pour d'autres compagnies. C'est pour le compte de la Compagnie générale transatlantique qu'il accepta joyeusement de faire une tournée en Algérie, en novembre 1905. Au cours de la traversée, il fait connaissance avec un représentant d'une marque automobile qui allait parcourir ce qui était appelé le département algérien, pour mieux faire connaître sa firme. La coïncidence est profitable pour Mesguich qui profita de la voiture à frais partagés. «Ligne de la côte à peine perceptible à l'horizon. Masses blanches qui s'ébranlent vers nous. Je suis à mon poste, tout à la joie de revoir ‘'Dzaïer'', où je suis né. Assaut brusque des souvenirs. Lumineuse avec ses terrasses en amphithéâtre, Alger étincelle sous le soleil de midi. La mosquée, la casbah, le lacis de ruelles étroites et grimpantes, les petites maisons arabes, je filme ma jeunesse et son décor.» A lire Mesguich, on se rend compte qu'il décrit ce qu'il voit à travers l'objectif de la caméra. Il utilise des phrases-plans qui forment des paragraphes-séquences. Le tout dessine un «tableau» comme on disait dans le jargon de l'époque pour désigner un film. La sensibilité y est accentuée ici, parce qu'il connaît ce qu'il fixe sur sa pellicule. Il parle la langue des Algériens et ça se ressent. Après Alger, il fixe son lourd trépied en bois à Oran : «Carrefour des peuples et des races, transition de l'Europe à l'Afrique, c'est ce double caractère que je voudrais reproduire. Espagnols, Maltais, Maures, Kabyles et Biskris vivent ici dans ce grouillement typique des quartiers populaires, riches d'enfants, sinon de pécule. Puis, ce fut Tlemcen. Plan général : «Ville des rêves pour les musulmans. N'est-il pas écrit dans la légende : Lorsque le marabout Sidi Boumediene aperçut Tlemcen, il s'écria comme inspiré: Combien ce lieu est propice pour y dormir de l'éternel sommeil ! ». Plans d'ensemble : «La vie des souks s'est concentrée autour de la mosquée Sidi el-Haloui. Sous les arcades mauresques, se sont engouffrés des petites boutiques d'artisans potiers, brodeurs ou barbiers et des cafés arabes.» Plans moyens : «des fumeurs de haschisch y savourent le narghileh dans un silence extasié…» Il poursuit dans la séquence suivante : «Un piaulement criard de poulets m'appelle aux alentours des génies, près d'une synagogue, de jeunes juives parées de robes de soie damassée passent les volatiles aux mains du rabbin qui les égorge pieusement, accompagnant d'une prière l'exécution du rite hébraïque.» Même découpage à Figuig, Bougie, Biskra d'où il finit sa tournée algérienne avec ce plan mystique: «je m'éloigne de la palmeraie et sur les bords de l'oued où s'abreuvent les bêtes, dans le calme recueilli du soleil couchant, j'enregistre en contre-jour une dernière vision : un champ de burnous blancs, prosternés vers La Mecque. Le sable est un tapis de prières. C'est l'heure de la grande dévotion du soir, l'heure où les mahométans sont appelés à sanctifier Allah le Miséricordieux.» Félix Mesguich réalisa les premiers documentaires en Algérie. Il ne filma pas les rois et les sultans puisqu'il y en avait pas, mais les gnawas et les aïssaouas et leurs spectacles vertigineux, les rites juifs et musulmans, les fantasias, les quartiers populaires et populeux d'Oran, d'Alger et de Tlemcen, un mariage musulman à Biskra. Probablement, il organisa aussi quelques projections à Alger et Oran puisqu'on montrait des films dès le début du siècle dans les théâtres, les cafés et même certains hôtels avant que Charles Pathé n'investisse à Alger, avec des salles conçues spécialement pour le cinéma. Félix Mesguich fut heureux de pouvoir retourner dans son pays natal avec une caméra. Preuve en est cette phrase avec laquelle il finit son récit «algérien» : «Atmosphère divine de Biskra ! Lorsque dans l'éclat du matin, je quitterai l'oasis, elle me laissera dans le cœur un regret, un désir, une espérance, Incha'Allah !»