Ils portent les lourdes séquelles d'un combat qu'ils ont mené durant toute une décennie, au moment où de nombreux jeunes de leur âge croquaient la vie à pleines dents. Originaires de différentes régions du pays, ils ont fait des centaines, voire des milliers de kilomètres, pour se regrouper dimanche dernier à Alger, devant l'imposant bâtiment du ministère de la Défense et crier leur colère contre « l'humiliation » qu'ils subissent quotidiennement. Mais au lieu d'une oreille attentive, les responsables ont fait appel aux unités d'intervention de la police pour les évacuer de force, dès la tombée de la nuit, loin des regards indiscrets des milliers d'automobilistes qui empruntaient le boulevard Ali Khodja durant la journée. Embarqués brutalement à bord de camions, ils ont été transportés jusqu'aux gares routières du Caroubier, pour certains, et de Tafourah, pour d'autres, pour y être déposés, avec comme consigne de ne jamais revenir sur les lieux, sous peine d'être mis en prison. Mais ils ont décidé de se retrouver tous au square Port Saïd pour poursuivre leur action de protestation jusqu'à ce qu'ils arrachent leurs droits. Farouk Guettaf, qui parle au nom des 3500 appelés blessés lors de leur service nationale, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, raconte les larmes aux yeux comment l'Etat algérien « récompense » ceux qui ont défendu au prix de leur vie la République. « Nous avons accompli notre devoir national. Nous sommes les moudjahidine de notre époque, tout comme ceux qui ont défendu le pays contre les colonisateurs. Nous ne sommes ni des victimes de la tragédie ni des victimes du terrorisme. Nous étions au front contre un ennemi qui n'était même pas identifié. C'était notre devoir et nous l'avons accompli, au moment où beaucoup, planqués à l'étranger, insultaient le pays et attisaient la haine », explique Guettaf. Il exhibe une carte d'invalide délivrée par le ministère de la Défense nationale à tous les appelés blessés lors des opérations de lutte contre le terrorisme. « J'ai une invalidité de 95% pour laquelle je perçois une rente de 2880 DA, et ceux qui ont une invalidité égale ou inférieure à 60% perçoivent 1700 DA. Pour les blessures, jusqu'en 2008, lorsque nous étions rattachés au service des wilayas, nous percevions une pension comprise entre 1500 et 9000 DA, revue à la hausse depuis que nous avons été rattachés à la caisse militaire. Elle est passée à une somme comprise entre 11 000 DA et 22 000 DA, selon le grade de l'appelé. Par contre, si les victimes de blessures décèdent, leurs ayants droit ne peuvent percevoir que la rente d'invalidité, comprise entre 1700 et 2880 DA. Nous voulons que nos familles soient à l'abri des besoins. Pourquoi l'Etat verse 1,9 million de dinars de capital de décès à la famille d'un terroriste abattu s'il est marié et 1,2 million de dinars lorsqu'il est célibataire, alors que nous qui avons affronté ces gens dans les maquis, ils ne nous donnent que des miettes », crie en colère Guettaf. Les terroristes préférés aux héros d'hier Il exprime sa crainte de voir les familles de ces jeunes appelés « demander à manger » dans la rue, du fait de la situation « déplorable » dans laquelle elles se trouvent. « Nous voulons que ces pensions de la honte soient revues par respect au sacrifice de ces milliers de jeunes. L'Etat nous a oubliés. Il s'occupe uniquement de ceux qui ont mis le pays à genoux. Le ministère de la Solidarité a versé plus de 4 milliards de dinars à la Cnas, pour assurer le paiement des salaires des terroristes qui ont perdu leur poste de travail, quand ils étaient au maquis, et nous qui avons donné notre vie au pays, sommes contraints d'aller mendier pour nourrir nos familles. Nous ne pouvons pas travailler du fait de nos blessures », déclare un autre jeune blessé par balle. Très ému, et surtout pris de colère, il enlève la prothèse qui remplace sa jambe droite en disant : « Je ne suis pas parti sur un coup de tête au maquis à la recherche des terroristes. J'ai répondu à l'ordre d'appel de l'ANP pour accomplir mon devoir national. J'étais sous la responsabilité de l'ANP et c'est à elle aujourd'hui de nous prendre en charge comme elle le fait avec les autres contractuels et assimilés. Nous au moins nous sommes vivants et donc capables de nous battre pour nos droits. Il y a des milliers de jeunes qui sont morts dans les opérations antiterroristes et dont les familles n'ont même pas de quoi manger », raconte d'une voix entrecoupée de sanglots le jeune homme avant d'être interrompu par un de ses anciens compagnons : « Nous étions 25 appelés à Jijel, en 1994, et nous sommes seulement deux survivants, handicapés à vie », dit-il. Un autre réplique : « Les 22 qui étaient avec moi à Jebel Labiodh sont tous morts dans la même opération. Ils n'ont pas eu la chance de se marier et d'avoir des enfants comme tous ces terroristes qui tuaient et qui aujourd'hui sont devenus des privilégiés. Avez-vous vu à quel point les victimes et les martyrs du devoir national sont considérés ailleurs ? Rien ne se fait sans eux. Chez nous, ils sont humiliés à chaque instant et les traîtres honorés à chaque tournant. En début de cette semaine, quatre appelés ont été tués dans le cadre de la lutte contre le terrorisme à l'est du pays et la liste reste ouverte. Jusqu'à quand l'Etat algérien tournera-t-il le dos à ses enfants les plus dévoués ? » Des histoires de ce genre sont nombreuses, révèle Guettaf, qui annonce que l'action de protestation qu'il mène ne s'arrêtera pas tant que les droits de ceux qui ont défendu le pays ne sont pas préservés. Le rassemblement au square Port Saïd va se poursuivre et une grève de la faim sera entamée dès aujourd'hui. Hier, Guettaf, au nom de ses compagnons, a chargé Nourreddine Aït Hamouda, député du RCD, de remettre au Premier ministre aujourd'hui une lettre l'appelant à « honorer ses engagements » relatifs à la prise en charge des victimes du devoir national. Dans ce combat, seuls le RCD, le Parti des travailleurs et quelques officiers de l'ANP, qui ont connu les affres du terrain durant la décennie rouge, lui ont assuré leur solidarité.