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«5 oktobr ? Koné pa»
Publié dans El Watan le 05 - 10 - 2008

Lycée Delacroix, Alger. Il est midi. Il y a un essaim de lycéens attroupés devant l'établissement. Mehdi, 16 ans, est en première année lettres. Le 5 Octobre évoque-t-il quelque chose pour lui ? Il réfléchit quelques secondes, actionne son moteur de recherche avant de lancer : «Non, ça ne me dit rien.» C'est une date comme une autre pour lui. Nous lui expliquons brièvement les événements auxquels elle fait référence. «Non, jamais entendu parler», appuie-t-il. Même son de cloche chez tous les lycéens interrogés. Un de ses camarades, look branché, un portable collé à l'oreille, abonde dans le même sens. «5 Octobre ? Connais pas.» Ni par le canal de l'école ni par celui de la famille. Et nos potaches ne lisent pas la presse. Ça «les gave». «Le 5 Octobre ? C'est la date d'anniversaire de ma sœur, c'est tout ce que je sais», dit une lycéenne de 15 ans. Sa copine fait remarquer : «Vous savez, moi je n'étais même pas née à cette époque-là.» Elle est venue au monde en 1993. Un détail de taille. «Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître», chante Aznavour. Des paroles qui s'appliquent parfaitement à nos bohémiens imberbes.
«Mon père me racontait…»
Bab El Oued. Le quartier mythique où eurent lieu le gros des émeutes et le plus gros des victimes de la répression qui suivit. D'aucuns racontent que l'étymologie de «Bab El Oued Echouhada» vient de là. «MCA chouaker», martèle une inscription murale. «Erkha idahach» (vous serez étonnés par nos prix), indique une enseigne déclinant des prix discounts. Le visage du quartier a changé. Finis les temps des graffitis rageurs du FIS.
Mohamed, 17 ans, 2e AS au lycée Okba, a lui par contre entendu «parler» du 5 Octobre. «Les monoprix brûlés, les Stan Smith chipées, les quartiers de viande qui sortaient des souks el fellah, mon père m'a tout raconté. L'école, elle, ne nous a rien appris. Que du khorti !», dit-il. Un de ses camarades évoque les barbus, le FIS. Pour beaucoup, en effet, le 5 Octobre se confond avec l'émergence d'un jeune imam sulfureux au verbe incendiaire qui allait s'accaparer de Jamaâ Essouna à Bab El Oued : Ali Benhadj. Pour d'autres, le 5 Octobre est synonyme de début du «khlat», du chaos des années 1990.
Non loin de la Rampe Vallée, des jeunes tiennent le mur. L'un d'eux, 38 ans, témoigne : «Oui, je m'en souviens, j'ai vécu tout ça. Je suis né et j'ai grandi à Bab El Oued, vous savez. J'étais du nombre des manifestants, mais je me suis tenu à carreau. Je n'ai pas cassé.» Il peste contre le sort de son quartier vingt ans après. «Regardez ce que Bab El Oued est devenu. Nous sommes sans eau depuis trois jours.» De fait, partout on voit des jerricans s'agglutiner autour d'un quelque robinet providentiel pour faire le plein d'eau. Notre ami poursuit son réquisitoire : «Les immeubles s'écroulent. Bab El Oued qui est la mémoire d'Alger s'effrite. Pourquoi ils ne rasent pas ces vieilles bâtisses et reconstruisent le quartier en prenant exemple sur Dubai ? On a liquidé les sociétés nationales, les jeunes n'ont aucun avenir. Regardez tous ces chômeurs qui moisissent dans l'oisiveté.»
Dans un coin, deux jeunes devisent allégrement à l'écart du brouhaha marchand des Trois Horloges. L'un d'eux, t-shirt floqué d'un faux Levi's, raconte : «J'ai 23 ans, je n'ai donc aucun souvenir du 5 Octobre, mais les anciens en parlent. On les entend de temps en temps évoquer ces événements. Mais qu'est-ce que cela a changé, franchement ?» Et d'enchaîner : «Nous, on est de petits “beznassia”. On vend juste de quoi avoir le pécule de la journée. Au marché, c'est tout le monde qui vend et personne qui achète.»
Mémoire de vinaigre
Nazim, Louisa et Yanis sont étudiants. Ils ont entre 22 et 24 ans. Nazim, étudiant en médecine, se présente comme «le plus jeune manifestant d'Octobre». Il garde effectivement un souvenir vivace de ces violences fondatrices, et pour cause. «J'avais quatre ans. Dans le feu des pillages, je suis sorti et je suis revenu à la maison avec une boîte de conserve, une boîte de tomates. Ma mère m'a flanqué une baffe. C'est le souvenir que je garde d'octobre», dit-il avec un sourire espiègle. Yanis, 22 ans, se rappelle : «J'étais avec ma mère en voiture quand, à la hauteur de la Grande-Poste, des jeunes nous avaient arrêtés. Quelqu'un s'est approché de la voiture et a donné à ma mère un chiffon imbibé de vinaigre. Cette image est gravée nette dans ma mémoire.» Cette âcre odeur de vinaigre sera pour beaucoup, en effet, leur souvenir «olfactif» d'Octobre.
«Vous savez, on ne nous enseigne pas la véritable histoire de notre pays et quand on nous l'enseigne, elle s'arrête en 1962», souligne Louisa.
Il est vrai que l'école est totalement défaillante sur ce terrain-là (aussi). Celui de l'enseignement de l'histoire (peu glorieuse) de l'Algérie indépendante. «Il y a une censure de l'histoire. On a même fait l'impasse sur l'assassinat de Boudiaf. On connaît grosso modo la période 1954-62. Mais pour les dessous de notre histoire, il faut chercher sur Google.» Nazim renchérit : «On nous enseigne le meilleur, pas le pire.» «La fabrication du khorti commence par la manipulation des livres d'histoire.»
La ruée sur «Campus-France»
Comme beaucoup de jeunes, Louisa projette d'émigrer. «Mais pour d'autres raisons», précise-t-elle. Etudiante en cinquième année génie chimique dans la prestigieuse Ecole nationale polytechnique d'El Harrach, elle veut partir pour un mastère, mais aussi pour se reposer d'une société lourdement machiste. «Mon plus grand rêve, c'est de faire du vélo. C'est de pouvoir m'asseoir tranquillement dans un jardin ou prendre un café à une terrasse sans me faire embêter», confie-t-elle. Pour elle, être femme libre en Algérie est un sport d'endurance, et de ce point de vue-là, Octobre n'a rien changé. «Je ne veux pas être mineure jusqu'à l'âge de 30 ans. Je ne veux pas d'une vie ennuyeuse, mariée avec des gosses», poursuit-elle, rejetant la perspective d'une «desperate housewife» à l'algérienne.
«Allez voir le succès de la formule Campus-France au CCF. C'est une usine à pomper les cerveaux», dit Nazim. Yanis, cinquième année domaine hydraulique à «Polytech», témoigne : «Moi, je connais des diplômés de Polytech qui sont en France, en Allemagne, au Canada. Ils essaiment dans le monde entier. Ils n'ont pas fini leur cinquième année qu'ils préparent déjà leurs inscriptions.» C'est un fait : nos jeunes cadres se bousculent au portillon de «l'immigration choisie» quand leurs congénères moins nantis de diplômes font la queue devant les plages à risque pour un statut de harrag. De récentes statistiques établissaient qu'entre 2005 et 2007, 2340 harraga ont été interceptés en mer, dont 1301 ont été secourus. Une véritable saignée juvénile.
Et la résistance alors ? Nazim y croit, lui. Il milite d'ailleurs au sein d'une association très cotée auprès des jeunes : l'association Le Souk que Nazim présente avec un zeste d'humour comme le «fournisseur officiel d'optimisme».
On peut d'ailleurs mesurer l'optimisme à toute épreuve de notre ami et son dynamisme étonnant quand on sait que Nazim était au nombre des victimes des attentats du 11 décembre dernier, précisément celui qui avait ciblé les bureaux des Nations unies à Alger. Visiblement, ce traumatisme dont il nous parle avec un incroyable détachement n'a fait que décupler son énergie et sa générosité communicative.
Créée en 1995, elle n'a obtenu son agrément qu'en 2003. C'est une association très active dans le champ socioculturel. Elle fait un travail remarquable envers les enfants malades, le tout sans la moindre subvention. Aujourd'hui, les jeunes conçoivent des alternatives difficiles dans un circuit militant verrouillé.
Nazim n'en démord pas pour autant, faisant l'apologie de l'action citoyenne qui est pour lui la véritable continuité du message d'Octobre, fût-ce avec des actions discrètes et moins spectaculaires. Yanis se montre plus radical : «La seule issue, c'est une insurrection populaire», dit-il en insistant sur les tracasseries bureaucratiques qu'il rencontre en voulant monter une petite «assoc» de fac avec ses camarades. «Un jour ou l'autre, toutes ces émeutes spontanées vont s'unir derrière un soulèvement organisé», prédit-il.
Nazim tempère les ardeurs révolutionnaires de son acolyte : «Pour moi, tant que l'Algérien ne vote pas et ne lit pas la presse, tant qu'il ne connaît même pas le nom de son wali ou de son maire, il n'y aura pas de changement notable. L'Algérien est devenu un touriste national. Il ne connaît ni sa politique, si son économie, ni sa société, ni sa culture.»
Les jeunes au pouvoir
L'association Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ) jouit, elle aussi, d'une bonne audience en milieu de «jeunes». Elle existe depuis 1993 et se revendique pleinement de l'héritage d'Octobre. C'est pour cette raison peut-être qu'elle n'est toujours pas subventionnée. Hakim Addad, son bouillant secrétaire général, dresse un portrait peu reluisant de la jeunesse algérienne : «La jeunesse est présente essentiellement à travers les unes des journaux qui parlent sans cesse de la détresse des jeunes Algériens en termes de harraga, kamikazes, drogue, suicide. Mais malheureusement, hormis les manchettes des journaux, elle n'a pas la place qui lui est due dans la représentation nationale, et encore moins dans les institutions. D'où la persistance de ce malaise et de ce cri de rage d'Octobre 1988 qui continue à se faire entendre à ce jour…», analyse-t-il. Pour lui, les jeunes doivent prendre le pouvoir et ne pas se contenter de l'émeute spontanée comme canal exclusif d'expression. Il montre l'exemple en prenant part aux dernières élections locales dans la liste d'ouverture du FFS au terme desquelles il a arraché un siège à l'APW d'Alger. «Il fallait intégrer ces institutions et faire en sorte qu'il y ait des jeunes issus du mouvement associatif, partisan ou autre, pour injecter du sang neuf dans ces structures», dit-il avant d'entonner : «Il faut prendre le pouvoir tout simplement !» «La politique n'est pas la “boulitique” qui rime avec la “boulimique” qui consiste à manger, à grossir et à faire manger son arch et sa smala. Le pouvoir ce n'est pas ça. Le militantisme est un acte citoyen. S'il doit passer à certains moments par des positions de pouvoir, il faut y aller. C'est à travers le pouvoir que nous pouvons avoir les moyens de changer les choses. Il ne faut pas jouer à l'éternel opposant. La politique a son éthique. Ce n'est pas un tabou, c'est un devoir, sinon, on s'autocensure nous-mêmes.»
«Bab El Web echoumara»
Si, pour des raisons diverses («dégoûtage», manque de formation politique, verrouillage zerhounesque et autres), les jeunes boudent l'action politique traditionnelle, cela ne veut pas dire qu'ils ont déserté le champ de bataille, loin s'en faut. Il faut constater d'emblée que leur terrain de prédilection après l'émeute et les stades, c'est Internet.
C'est sur le Net aujourd'hui que tous les matches se jouent, et que la société civile est la plus présente. Signe des temps : «Bab El Web» (pour paraphraser le titre du film de Merzak Allouache) a succédé à «Bab El Oued Echouhada». Oui, le vrai média aujourd'hui, c'est celui-là. C'est Youtube, Facebook, Skype et autre Dailymotion. Tout une Algérie parallèle, une Algérie virtuelle, est en train de tisser patiemment sa toile dans le dos du pouvoir pendant que lui continue de crier à la main de l'étranger. C'est la démocratie alternative des «Algéronautes». La blogosphère algérienne est devenue en un temps record l'une des plus actives du monde arabe, au moment où un bloggueur marocain d'Agadir vient d'être condamné à deux ans de prison pour avoir «manqué de respect» à Sa Majesté M.6. Les jeunes ont tout suite compris l'extraordinaire potentiel subversif du champ virtuel. De vrais réseaux se créent tous les jours, des communautés d'idées, des tribus, des sectes, sous le nez et la barbe des «néo-Messaâdia». «Sur Internet, il y a l'avantage de l'anonymat, alors les gens osent, se lâchent», fait observer Louisa. Nazim enchaîne: «Sur Skype, sorte de chat vocal, de grands débats politiques sont organisés, réunissant jusqu'à 45 personnes, avec un modérateur et tout. On se croirait sur une radio. Du jamais vu !» Mohamed Ali Allalou, ancienne icône de la Chaîne 3, se réjouit de cette revanche sur le «cadenassage» de l'ENTV (l'Entreprise nationale de travestissement de la vérité comme la désigne malicieusement un jeune) et autres médias très lourds (lire interview) : «L'ouverture audiovisuelle n'a attendu personne. Elle se fait sur le Net et n'a pas eu besoin de décret ni de courage politique. C'est une véritable révolution qui se fait sur la toile. Il y a des radios algériennes qui émettent H24, des télés perso, des blogs citoyens… Fais un tour sur Youtube chez les DZyoutubeurs, ou sur la communauté des Algériens sur Daylimotion, Myspace, sur Skype, Yahoo, Wat-TV. Il y a des débats, des documentaires, du reportage. Sais-tu que le chef d'escale d'Air Algérie à Londres a été demis de ses fonctions grâce au reportage d'un internaute diffusé sur Youtube ? Le meilleur reportage sur les émeutes des jeunes à Oran est sur Youtube. Les futurs reporters, cadreurs, réalisateurs, journalistes, monteurs sont tous sur le Net. Il y a aussi le mobile qui est devenu un vrai média, où on s'échange des chansons interdites, des sketches, des parodies, où on parle d'humour, d'amour, de sexe et de politique. Trop tard, c'est déjà parti !»


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