Dans les rédactions, dans les milieux initiés, sur les forums internet et ailleurs, tout le monde se posait la question de savoir si les autorités allaient laisser faire ou bien sévir comme d'habitude, fidèles à leur credo qui consiste à interdire systématiquement aux Algériens d'occuper la rue sans une autorisation expresse que l'on sait généralement impossible à obtenir. Midi. A la place des Martyrs, aucun mouvement particulier ni un quelconque dispositif policier ne se démarque. Seul un camion de transfusion sanguine, stationné à la lisière de la mythique placette, jure avec le décorum habituel. Un peu plus tôt, dans le ciel, un hélico bourdonnait au-dessus d'Alger. Etait-il en mission de surveillance aérienne ? Mystère et boule de gomme. Sinon, il fait très beau et les Algérois reprennent peu à peu leur train-train quotidien, émergeant difficilement de la torpeur d'un long week-end post-ramadhanesque. 12h15. Autour de la place des Martyrs, des jeunes venus en rangs dispersés commencent à se rapprocher du kiosque trônant au milieu de la placette, d'ordinaire squatté par les badauds, les chômeurs et les SDF. Hakim Addad donne les dernières consignes à ses camarades tandis que des citoyens venus spécialement pour le rassemblement, l'air perplexe, avancent timidement vers le kiosque central en se demandant jusqu'à la dernière minute à quel moment les «flics», censés être embusqués au milieu du peuple, vont-ils surgir pour disperser les manifestants comme à l'accoutumée. Une commémoration-spectacle 12h25. Le secrétaire général du RAJ donne le signal cinq minutes avant l'heure annoncée pour le lancement de l'action convenue. Celle-ci prendra les allures d'un véritable «happening politique» orchestré avec maestria. Les «enrajés» se donnent ainsi le mot pour extirper d'un même geste des pancartes dissimulées avec soin et envahir d'un mouvement synchrone le kiosque insulaire, théâtre de la commémoration-spectacle. Les pancartes, de couleurs différentes et toutes floquées du sigle de l'association RAJ, déclinent chacune un slogan ou une revendication : «Pour la justice sociale», «Pour la liberté de la presse», «5 octobre 1988-5 octobre 2008 : l'espoir continue», etc. Une banderole est brandie sur laquelle est écrit : «Le 5 Octobre : Journée officielle pour la démocratie.» Bientôt, une nuée de bras se lèvent, leur pancarte à la main, scandant en chœur des mots d'ordre revendicatifs : «Houriya, dimocratia, adala ijtimaîya» (liberté, démocratie, justice sociale), et d'autres slogans portés par une même voix. Le décor est campé et toujours pas de barbouze à l'horizon. Les agents des RG se font discrets. Seul un agent de l'ordre indolent pointe parmi une ribambelle de curieux qui se demandent ce qui se passe. Un jeune potache interroge : «Wech kayen kho, wech s'ra ?» Il découvre sur le tas des événements vieux de vingt ans, des histoires de nouveaux martyrs et le récit d'une Algérie dont il n'a jamais entendu parler. Côté foule, signalons la présence très remarquée de Mme Fatma Yous, présidente de l'association SOS Disparus, accompagnée d'un groupe de femmes, des mères de disparus. Un homme arbore la photo d'un de ses fils enlevé le 9 septembre 1993. «Merci d'avoir rangé vos matraques» Outre les familles de disparus, des militants politiques et du mouvement associatif, notamment de l'association Le Souk, ont fait le déplacement ainsi que de nombreux journalistes. Même l'APS couvre, à la grande surprise de Hakim Addad, qui réserve un accueil particulier à l'envoyé spécial de l'agence d'information gouvernementale. Rappelons qu'à quelques encablures de là, Sid Ali Benmechiche, journaliste à l'APS, était tombé sous les balles de la répression en octobre 1988. Porté par une foule compacte de jeunes très motivés, Hakim Addad prononce un discours où il rend un fervent hommage au combat pour les libertés, symbolisé par le soulèvement du 5 Octobre. «Sans le 5 Octobre, il n'y aurait pas eu de pluralisme», martèle-t-il. «Les enragés n'oublieront pas ceux qui se sont sacrifiés pour la liberté et la démocratie. A ceux qui disent que le pouvoir a fabriqué le 5 Octobre, nous leur disons que le peuple algérien n'est pas mineur. Echaâb yaâraf slahou. Le peuple n'a pas attendu qu'on vienne le sortir. C'est lui qui a imposé le changement, pas des clans du pouvoir, aussi puissants soient-ils.» A un moment donné, Hakim Addad a un mot pour les autorités qui se sont montrées étrangement souples et «passivement» coopératives : «Nous commémorons chaque année le 5 Octobre et nous sommes agréablement surpris que les autorités n'aient pas tenté d'empêcher ce rassemblement et de ne nous avoir pas tabassés, comme ils le font d'habitude. Espérons que c'est un nouveau départ pour l'Algérie et la démocratie», se félicite le leader du RAJ, qui insiste sur le caractère résolument pacifique des actions de cette association. «Aujourd'hui, le RAJ s'est réapproprié la rue. Et pacifiquement. Cette rue qui nous est interdite à Alger depuis un certain 14 juin 2001. Nous en appelons à la continuité de notre lutte pacifique. Nous continuerons à œuvrer dans la lignée du combat de nos parents durant la guerre de Libération nationale jusqu'à ce que l'on recouvre notre dignité.» Au terme de l'allocution de Hakim Addad, la fatiha a été récitée à la mémoire des martyrs d'Octobre 1988 suivie d'une minute de silence, clôturant en beauté une cérémonie qui s'est déroulée dans la sérénité et la ferveur démocratique. C'est à la fois une belle image et un beau couronnement pour le parcours militant du RAJ qui, faut-il le dire, s'est retrouvé souvent seul à Sahat Echouhada, une gerbe de fleurs à la main, au milieu d'une agora copieusement «fliquée», pour revisiter le «chahut de gamins» et raviver la flamme d'Octobre. Et c'est d'autant plus méritoire qu'il a réussi le coup de force – une fois n'est pas coutume – d'avoir trouvé un curieux modus vivendi (fût-il purement tacite et non négocié) avec les services de sécurité. Le RAJ peut se targuer d'avoir rallumé la fière colère des luttes citoyennes et redonné le goût de l'action militante aux plus jeunes. Et surtout redonné à Octobre sa pleine signification politique et symbolique et son ancrage populaire. Oui, car le rassemblement d'hier, au-delà des taux de présence et de connivence, vaut surtout par sa portée psychologique et pédagogique. Il s'agit maintenant de montrer persévérance et assiduité dans la lutte pacifique jusqu'à ce que démocratie s'ensuive et que l'utopie d'Octobre ait un siège (et un cierge) permanent à Sahat Echouhada.