L'état d'urgence abusivement maintenu en vigueur dans le pays depuis 1992 (!) n'a finalement pu ni anesthésier la société ni annihiler complètement ses ressorts. Pour Ghaza, Alger n'a pas été, vendredi, la capitale d'un Etat frileux dans ses prises de position, mais celle d'un peuple activement solidaire avec la cause palestinienne. Là où les appels folkloriques du pouvoir et de ses soutiens politiques ont échoué à mobiliser les foules derrière ce même mot d'ordre, la «spontanéité», la transcendance de la «cause», l'instinct solidaire ont repris incontestablement le dessus dans les esprits du gros des manifestants, et ce, sur tout autre considération qu'elle soit d'ordre politique, religieux ou les deux à la fois. Dès lors, ne faudrait-il pas considérer l'appel lancé, la veille de la marche, par le cheikh Al Qaradaoui au monde arabo-musulman pour un «Vendredi de la colère» – appel d'ailleurs largement relayé par les chaînes satellitaires arabes, les sites internet, la blogosphère – que comme un alibi ? Un simple «facteur déclencheur» de la mobilisation ? Il serait en effet infiniment réducteur, voire simpliste, de conclure à «la manifestation d'extraction islamiste». Les processions, imposantes en nombre et en qualité – certaines estimations font état de centaines de milliers de marcheurs, hommes, femmes, enfants de toutes les catégories sociales – ayant défilé dans la capitale, dans les grandes villes du pays, dans les autres capitales arabes et musulmanes, sont-elles toutes acquises au Hamas, aux idéaux islamistes ?! Difficile en effet de soutenir une telle «cause» sans tomber dans les travers policiers de la manipulation grossière, sans épouser les grilles de lecture développées ici et là qui voudraient qu'à chaque mobilisation citoyenne, menaçant sa propre stabilité, on agite presque mécaniquement les menaces «interne» et «externe». Dans ce cas précis, il s'agit bien évidemment de la «bonne vieille menace islamiste». Trop simpliste, infiniment réducteur, méprisant surtout. Pouvoir distinguer entre ce qui est une «juste cause» et ce qui relève d'«une basse entreprise de récupération islamiste» est-il à ce point inaccessible aux masses algériennes ? Les slogans «guerriers» scandés durant la marche «pacifique» d'avant-hier, la présence très remarquée des militants islamistes sont-ils suffisants pour étiqueter d'«islamiste» cette démarche «populaire» plus «sentie» que «réfléchie» ? Manifestation «pacifique», slogans «guerriers» Nacer Djabi, sociologue et chercheur au CREAD, estime que c'est accorder «trop d'importance aux islamistes» que de se focaliser sur de tels aspects. Le «vide politique» que traverse le pays depuis deux décennies dans lequel «deux générations d'Algériens se sont socialisées», l'«absence d'un personnel politique, syndical à fort ancrage social» expliquent, selon lui, le recours des marcheurs aux slogans de l'ex-FIS (parti dissous). «L'Algérien moyen qui a participé avec ses tripes à cette marche, les enfants des quartiers populaires sollicitent systématiquement leur background.» Celui-ci relève davantage du «culturel» que du «politique» car n'ayant pas connu un «militantisme organisé» avec «des structures et des mots d'ordre clairs». Le manifestant puise dans ses «bas-fonds» : le «religieux» car c'est là «la seule expérience centrale que sa génération a connue durant les années 1990». «Parmi les générations post-indépendance, on distingue la génération 1970-1980 au sens historique de la “révolution agraire”, de la gestion socialisante des entreprises, une génération de gauche ; dans les années 1990, c'est une génération qui a fait l'expérience islamiste et qui a connu des mots d'ordre islamistes.» C'est cette génération qui a défilé dans les rue d'Alger aux cris d'«Allah Akbar», le slogan du FIS, «Aliha nahya oua aliha namout» (c'est pour le Front que nous vivons, pour lui nous mourrons !). M. Djabi dit ne pas avoir perçu de «slogans de gauche, des slogans politiques avec des objectifs clairs». Zoubir Arrous, sociologue et chercheur au CREAD, affirme que les mots d'ordre traduisent une certaine «rupture» avec le régime, des «revendications politico-sociales». Les manifestants ont tenté, d'après lui, de faire passer au régime un «message clair» en resuscitant certains slogans. «Les régimes arabes, qui incluent le régime algérien, ont tous trahi la cause palestinienne», d'où les cris de la foule : «Djich, chaâb maâk ya Hamas, oua deoula guaâ erekhas» (peuple et armée sont avec toi Hamas, l'Etat est peuplé d'une faune de lâches). La manifestation était dépourvue d'organisation, d'après M. Arrous, «parce que les partis politiques, les organisations de la société civile étaient complètement absents». Demeure la seule force «cachée» : les islamistes avec leur potentiel reconnu de mobilisation. Les marcheurs «sans slogan» Mais beaucoup parmi les manifestants pour Ghaza ont rejoint la marche «sans slogan et sans discipline partisane». M. Djabi fait ainsi remarquer «l'improvisation» qui a procédé à la confection des slogans et banderoles, l'aspect «artisanal» de la préparation de cette manifestation. Daho Djerbal, historien et directeur de la revue Naqd, relève d'emblée et avec regret que si la manifestation de vendredi a été «autorisée à se déployer à la sortie de la mosquée», ce n'était malheureusement pas le cas pour «les autres corps de la société» frappés d'interdit. Dans ce cas de figure, affirme l'historien, le pouvoir a appliqué une «politique à géométrie variable». Le gouvernement a fait en sorte de «priver les manifestants des possibilités de canaliser la marche dans des cadres plus ou moins politiques. En conséquence, les manifestations ont dérivé dans toutes les directions, empêchant ainsi que s'installent un dialogue et des négociations entre le pouvoir et la société politique». La récupération islamiste ? «Un leurre», selon l'historien. «Un seul corps de la société a été autorisé durant cette manifestation à s'exprimer, les autres ont été refoulés», selon lui. «La jeunesse n'est pas réductible au mouvement islamiste. Ce n'est pas parce que des slogans islamistes ont été scandés que tous les manifestants sont acquis à ce courant. Donnons à cette société la liberté d'expression, la possibilité d'occuper la place et nous aurons certainement d'autres slogans», fait-il observer. «Au lieu de canaliser la société vers des formes d'expression pacifiques, on laisse s'exprimer des formes violentes qui peuvent amener à des confrontations. J'ai tendance à croire que le pouvoir algérien gère la société par l'émeute.» La manipulation n'est pas loin : «Si le pouvoir pousse dans cette direction, c'est certainement par manipulation, pour dire : voyez, on a libéré un espace, nous avons eu une dérive islamiste intégriste ! Or, ce n'est pas vrai.»