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Comprendre le mécanisme de «la tchipa»…
Publié dans El Watan le 15 - 01 - 2009

Dans la présentation signée Daho Djerbal, le directeur de la publication de Naqd pose la problématique de cette 25e édition en ces termes : «Dans ce numéro de la revue Naqd, nous avons voulu éviter de tomber dans le travers de la dénonciation conjoncturelle et moralisante d'un phénomène qui n'est pas propre aux sociétés dites en développement ou aux seuls “pays émergents”. Plusieurs auteurs s'accordent à dire que la corruption ne connaît de frontières ni politiques ni idéologiques. Seules ses expressions et sa conception varient dans le temps et l'espace. Pourtant, ce qui semble poser problème, c'est le moment où ce qui pourrait apparaître comme un dysfonctionnement ou une dérive épisodique devient système.»
Et de développer : «On relève et souligne la triple intrication entre la corruption, la rente de monopole et la constitution de réseaux clientélaires.» Daho Djerbal poursuit : «La faiblesse de l'Etat et de ses agents et l'inadéquation de l'infrastructure physique aux besoins de l'économie vont faire que l'offre publique des biens et des services subventionnés tels que le logement, l'électricité ou l'eau, va se trouver face à un excès relatif de demande. C'est là l'un des premiers champs de corruption que soulignent A. Zagainova et A. Nouaydi. Pour eux, le monopole public de délivrance des autorisations et des licences va ouvrir la voie aux activités de rent-seeking qui touchent surtout les secteurs stratégiques pour l'économie comme l'exploitation et le transport des ressources énergétiques, le commerce international, le bâtiment, les marchés publics, etc.»
La sociologie du bakchich
Si le dernier numéro de la revue Naqd – soit dit en passant piloté avec la précieuse collaboration de Djilali Hadjadj, président de la section algérienne de Transparency International – offre une approche audacieuse du sujet, il faut dire qu'il s'attache davantage à décrypter la structure d'un phénomène rampant plutôt qu'à fournir un «mode d'emploi» détaillé de la corruption en Algérie à coups de déballages tonitruants. Un fléau tentaculaire connu sous des appellations diverses : bakchich, pot-de-vin, commission ou le très idiomatique «tchipa», ou encore la formule pudique et euphémistique «kahwati», littéralement «mon café». On nous accordera que quelle que soit la dénomination, le mal gangrène toutes les administrations, n'épargnant aucune fonction, aucun segment de l'Etat, de l'agent de circulation au grand commis de quelque autorité influente, polluant massivement le climat des affaires dans notre pays. Concrètement, comment fonctionne la corruption ? Comment opère-t-elle ? Quels sont les secteurs les plus touchés par ce cancer insidieux ? Dans ce 25e numéro de Naqd, le corpus d'étude est élargi à une palette de cas touchant à des pays aussi divers que le Maroc ou la Russie. Il n'empêche qu'un zoom est fait sur l'Algérie à travers quatre études d'excellente facture.
Le foncier, un terreau hautement «corruptophile»
La première, signée Rachid Sidi Boumedine, remarquable sociologue urbaniste, passe au scanner l'un des secteurs les plus corruptibles : celui du bâtiment.
Sous le titre L'urbanisme : une prédation méthodique, Rachid Sidi Boumedine explique comment l'urbanisme s'est fait créateur «d'opportunités de rente». Il cite abondamment les différents plans d'urbanisme ainsi que les instruments de régulation de l'espace urbain qui, par des failles savamment entretenues, permettent toutes sortes de prébendes et de concussions.
Et de citer toute une kyrielle de stratagèmes pour une occupation «informelle» du sol. «Sans qu'il soit possible de produire des chiffres, il est clair que le cas le plus important par ses effets (…) est celui de la prédation organisée par les agents de l'Etat, ceux-ci opérant de véritables transferts de ressources publiques au profit de réseaux de clientèle. L'exemple le plus achevé est celui des réserves foncières communales et, d'une manière plus générale, celui des lois domaniales.» Pour le sociologue, la collusion entre des agents de l'Etat et les réseaux d'affaires parasite inconsidérément la procédure régissant l'accès au foncier.
Mais préalablement, des complicités doivent être mises en place : «Pour pouvoir contrôler (au moins en partie) une filière de création et de transfert de rente, chaque réseau d'intérêt et de clientèle a tout intérêt à placer l'un des siens au nœud de la décision, là où se donnent les permis, les droits, où se font les contrôles et les émissions de sanctions.» Le chercheur démonte l'inextricable labyrinthe de l'appareil administratif tentaculaire de l'Etat en charge de l'urbanisme et part de ce constat : «Les bâtiments, les rues, les parkings occupent chacun l'emprise affectée à son opérateur ; le reste des espaces, sans affectation particulière et sans gestionnaire spécifique, reste libre de tout aménagement. Ces espaces sont devenus au double sens du mot “inappropriés”, c'est-à-dire sans adaptation à un usage particulier et sans propriétaire. Ce sont souvent ces espaces qui servent de lieu de déploiement au nouveau commerce, à l'échange transactionnel occulte.»
Les marchés publics, générateurs de «tchipa»
De son côté, Chérif Bennadji, professeur à la faculté de droit d'Alger, se penche sur un autre aspect du problème : l'octroi des marchés publics. Sous le titre Marchés publics et corruption en Algérie, l'auteur passe en revue les différentes législations codifiant les marchés publics depuis le premier texte, promulgué en 1967, et qui arrêtait trois procédures de passation : l'adjudication, l'appel d'offres et le gré à gré.
Commentant cette dernière procédure, Chérif Bennadji rappellera la résolution du président Bouteflika, selon laquelle «il n'y aura désormais plus de gré à gré en matière de marchés publics».
Or, insiste le professeur, dans les faits, le gré à gré n'a jamais été aboli et continue d'être largement pratiqué sans vraiment enfreindre la loi. Et de souligner que «les corrompus parmi les administrateurs et les maîtres d'ouvrage véreux ont toujours fait montre d'une scrupuleuse application du code des marchés publics pour couvrir les transactions les plus douteuses», avant de conclure : «Le code des marchés publics n'empêchera jamais la corruption. Seul le rigoureux choix des hommes armés d'une éthique et baignant dans un régime fondamentalement démocratique pourrait servir d'antidote à ce terrible fléau.» Dans une étude intitulée «Corruption et stratification sociale», le journaliste et économiste El Kadi Ihsane s'évertue à décrypter, pour sa part, le «capitalisme algérien», en analysant le rapport entre pouvoir politique et puissances d'argent et le rôle de la corruption comme régulateur de flux entre la sphère du politique et le marché noir des affaires. «Le capitalisme algérien est une transformation accélérée du pouvoir politique en actifs de marché», écrit-il, avant d'ajouter : «La corruption n'est pas une déviance des conduites marchandes en Algérie ; elle est le combustible qui a produit une classe de possédants en l'espace d'une génération.» Poussant plus loin son analyse, El Kadi Ihsane considère que la corruption est la valeur marchande d'une position de pouvoir, sorte de TVA informelle sur des privilèges mal acquis : «La corruption s'entend clairement ici comme la mise aux enchères d'une parcelle de pouvoir de décision, la transformation d'une position de pouvoir en marchandise, la marchandisation de la décision politique, administrative et commerciale pour utiliser l'expression en vogue des alter mondialistes.»
Khalifa : un cas d'école
Mettant à nu méthodiquement la mécanique de la «rachoua», El Kadi Ihsane relève : «Trois gisements d'affaires ont génétiquement enfanté la nouvelle classe possédante : la signature des grands et des moins grands contrats d'équipement avec les firmes étrangères, la distribution des terrains et des appartements, l'octroi de crédits bancaires d'investissement (…) Le mécanisme dominant – pots de vin, accès au foncier ou accès au crédit – change selon la conjoncture économique». Pour lui, la période Boumediène «aura été dominée par les premiers pactoles des contrats à l'international et les premiers crédits» faiseurs de riches, «tandis que celle de Chadli Bendjedid sonne, avec l'auto-construction, la grande période de la chasse au foncier». Si tout enrichissement illicite est accompagné ipso facto d'un acte de corruption, l'opération est loin d'être simple, prévient l'auteur : «Le détournement par un wali de lots de terrain, de logements sociaux, l'obtention par un proche de dignitaires de l'Etat d'un crédit» d'investissement «complaisant et hors gabarit c'est toujours un protocole complexe. Il implique l'arrosage d'intermédiaires, de prête-noms, d'agents administratifs récalcitrants ou déjà corrompus», indique-t-il. Citant l'affaire Khalifa comme un véritable cas d'école, El Kadi Ihsane explique la fulgurante ascension du «tycoon» algérien par un transfert massif de pouvoir, du politique vers le spéculatif : «Lorsque le politique vend vite et massivement son pouvoir de décision à un nouveau pouvoir économique émergent, il en naît un oligarque. C'est le résultat de l'éprouvette russe. Transféré dans le contexte algérien du début des années 2000, cela peut donner un Abdeloumene Khalifa.» Et ce verdict qui fuse : «Khalifa n'a pas eu le temps de devenir un oligarque. Il a opéré une mauvaise conversion des décisions de dépôt qu'il a achetées. Ces actifs étaient perdants.»


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