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Des amuseurs aux éveilleurs
Publié dans El Watan le 12 - 02 - 2009

– Les avis sont très controversés sur la situation du théâtre dans les années 1920 en Algérie. Selon certains chercheurs, elle aurait été très mouvementée aux plans culturel et politique. L'adoption du théâtre de type européen serait à l'origine de l'exclusion du champ culturel national de certaines formes dites traditionnelles. Qu'en pensez-vous ?
– En 1920, ou plus exactement en 1919, la jeunesse algérienne commençait à remuer. A l'époque, je chantais. Au contact des Français, je découvrais le théâtre. Je voulais en faire. Nous étions quatre ou cinq à être séduits par cet art. Par bonheur, la troupe égyptienne de Georges Abiad était venue se produire à Alger. C'est à partir de ce moment que le théâtre commença à intéresser les gens. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, les Algériens ignoraient complètement le théâtre. Vous avez parlé des formes traditionnelles. Je peux vous dire que la halqa (le cercle) existait au Maroc. Mais en Algérie, nous avions des sketches qu'on montait à l'occasion des fêtes et des pèlerinages.
Les gens rendaient visite à des marabouts à Sidi Braham, à Cherchell, à Miliana. A Alger, les gens venaient célébrer Sidi M'hamed, un marabout. Tous les jeudis, dans la rahba (cour), on organisait des fêtes en l'honneur des pèlerins qui venaient de toute la région d'Alger. Le soir, autour d'un couscous, des amateurs présentaient des scénettes. C'est la seule source algérienne. Ksentini et Allalou étaient partis de là. On nous accusait de copier le théâtre français. A l'époque, on ne savait pas ce que c'était. On ne fréquentait pas les lieux où les Français donnaient leurs représentations. L'Algérien était complètement séparé de l'Européen. Seulement, on aimait le théâtre.
– Ce sont donc les formes populaires qui ont inspiré le théâtre en Algérie ?
– C'était des amateurs qui faisaient du théâtre. Ils aimaient jouer. Ils y étaient prédisposés. On les appelait les «adjadjbiya», une sorte d'amuseurs public. Ils se produisaient bénévolement. Ils riaient et faisaient rire le public ; ils s'amusaient de manière extraordinaire. C'est cette voie que nous avions empruntée. Mais le véritable départ de l'activité théâtrale fut la venue de Georges Abiad. Avant que les autorités françaises n'imposent le service militaire aux Algériens, nombreux étaient parmi ces derniers qui émigraient en Orient. La famille Mansali s'était établie à Beyrouth. Mohamed Mansali revint à Alger en ramenant des pièces de théâtre. Parmi elles Fi sabil el Watan (Au service de la patrie) et Fath el Andalous (La conquête de l'Andalousie). Ce n'est que quarante années après que j'ai appris que Fi sabil el watan n'était qu'en fait que la traduction de Pour la patrie de Sardou. A l'époque, la pièce nous avait touché parce qu'elle parlait de patrie.
Nous l'avions interprétée en 1922. L'accueil du public n'était pas du tout favorable. Les gens ne comprenaient pas l'arabe littéraire. Ce fut un échec. On jouait souvent dans la salle du Kursaal, une salle de 1000 places. Les gens de la medersa fréquentaient ce lieu. Les gens de l'époque n'étaient pas des mordus du théâtre. Ils savaient que ça ne leur appartenait pas. Cela les laissait indifférents. Ce n'est qu'après qu'ils nous ont combattu. Allalou a été le premier qui a eu l'idée d'écrire une pièce en arabe dialectal (Djeha), une adaptation des légendes de Djeha. Ses pièces ont eu un énorme succès. Pourquoi ? Je ne dis pas que les Algérois de l'époque avaient devant eux des génies. Seulement, pour la première fois, ils sentaient qu'il y avait quelque chose qui les liait. C'est là le vrai départ du théâtre algérien.
– Pour en revenir à Djeha. Est-ce qu'Allalou a repris tels quels les contes de Djeha ou les a-t-il adaptés ?
– Il les a adaptés. Il a pris l'idée des contes de Djeha et en a composé une pièce.
– Comment fonctionne-t-elle ?
– Il a adapté Djeha en s'inspirant des pièces qu'il a vues à Alger. Nous connaissions le personnage de Djeha. Nous lisions ses histoires, mais il n'y avait jamais eu Djeha sur scène. Allalou utilisa les costumes de l'époque. Pour le public, c'était Djeha. La pièce était composée de trois actes. Comme il n'y avait pas de comédienne, le regretté Dahmoune joua le rôle de la femme de Djeha.
– On dit de plus en plus que l'adoption du théâtre a été à l'origine de la disparition des formes populaires (goual, halqa, mouqallid, meddah…). Qu'en dites-vous ?
– Le goual (diseur ou conteur), le meddah ne sont pas des formes théâtrales. C'est le conteur. En Europe également, existaient des personnes qui racontaient des histoires, des contes. C'est exactement la même chose chez nous. Le goual connaît une histoire et la raconte dans les cafés et les souks. Le goual se trouve à Oran. Il n'y a pas eu tellement de gouals dans l'Algérois. Le goual n'a rien à voir avec le théâtre.
– Certaines formes pouvaient être réutilisées, n'est-ce pas ?
– Je dis que les formes traditionnelles ne sont pas du théâtre. Nous avions appris le théâtre durant la colonisation. Au début, il y avait de belles performances. Mais par la suite, il y a eu une stagnation. Comme aujourd'hui. Pourquoi n'a-t-il pas trouvé sa voie ? Dans mes mémoires, tome 2, j'ai cité un ancien ministre tunisien qui avait répondu à une question relative à la crise du théâtre tunisien. Il avait dit que pendant la colonisation, les comédiens se considéraient comme des militants. Cette remarque est également valable pour l'Algérie. Allalou et Ksentini avaient opté pour une voie claire : la critique des vices de la société. C'est l'éducation du peuple. Ksentini critiquait le public algérien et plus particulièrement algérois. C'est cette voie que j'ai empruntée.
Je n'ai commencé à écrire qu'en 1932. En Algérie, le public savait que les comédiens pouvaient dire les choses crûment. On jouait donc avec les mots. On dit un mot, le public le comprend autrement. J'ai écrit le tome 2 pour faire comprendre aux jeunes ce qui se passait à l'époque. J'ai cité des journaux dirigés par des colons. A l'époque, ces journaux nous regardaient souvent avec mépris. Pour eux, notre théâtre faisait uniquement rire. En 1928, je chantais. Rachid Ksentini ne voulait pas se mêler de politique. Il craignait d'être interdit de scène. Alors, il critiquait nos façons de vivre, nos défauts, nos vices.
– Revenons à vos débuts…
– J'ai débuté en 1919 à Tlemcen. Je chantais des chants religieux. Tahar Aïchi m'avait remis un poème que j'avais chanté en m'inspirant de la mélodie de Comme la pluie de Rigometto. En 1922, j'ai édité un disque intitulé Ô frères algériens. Jusqu'en 1937, année d'interdiction de mes pièces, j'ai tenté d'emprunter cette voie politisée. Je me suis exilé en France. A l'époque, l'Emir Khaled qui était capitaine de l'armée revendiquait l'égalité avec les Européens. Jusqu'en 1938, on ne cherchait que l'égalité.
– Quels rapports entretenait l'Emir Khaled avec le théâtre ?
– Il cherchait à susciter une conscience politique chez les Algérois. La troupe de Georges Abiad, venue à Alger en 1921, avait attiré très peu de gens. L'Emir Khaled avait fait beaucoup de publicité pour la pièce. Les deuxième et troisième représentations s'étaient jouées devant un public très nombreux.
– Plusieurs adaptations de pièces françaises (Molière surtout) ont été entreprises par les troupes algériennes. On retrouvait déjà cela au Moyen-Orient. Je pense notamment à Abou el Hassan el Moughaffal (Le dormeur éveillé). Comment expliquez-vous cela ?
– Après avoir été interdit de scène et pris le chemin de l'exil, il y a eu censure. Je suis revenu à Alger à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les pièces étaient interdites. Nous ne faisions absolument rien. Les Français avaient compris qu'ils pouvaient se servir du théâtre. Ils nous avaient fait appel et nous avaient demandé de faire des adaptations de Molière. J'ai entamé ce cycle avec El Mech'hah (L'Avare) et Le malade imaginaire. Avant 1942, il n'y eut aucune adaptation de pièces françaises sauf Un gros trou dans le mur, montée par Ksentini. Abou el Hassan el Moughaffal a été adaptée par de nombreux auteurs. Constatant le succès du théâtre algérien, des auteurs français avaient traité les auteurs algériens de plagiaires. Je leur avais prouvé le contraire. Les Algériens, les Musulmans ne pouvaient pas s'intéresser au théâtre de boulevard. Aujourd'hui, à la télévision, on nous fait avaler des feuilletons égyptiens.
– Pouvez-vous nous parler de Ksentini ? Qui était-il réellement ?
– Il est arrivé à faire du théâtre parce qu'il était doué. Il a vu la pièce Djeha de Allalou, qui lui avait demandé d'interpréter un rôle dans sa deuxième pièce, Le mariage de Bouakline. Rachid Ksentini avait éclipsé Allalou. Ce dernier n'a jamais voulu admettre cette évidence. Après avoir rencontré Marie Soussan, il [Ksentini] avait commencé à écrire quelque temps après. Il était fécond. Il avait écrit une cinquantaine de pièces. Il n'écrivait que des canevas. Il comptait sur son jeu. Il dépassait tout le monde sur ce plan. Entre une répétition et une pièce jouée, il y a tout un monde de différence. Comment j'ai écrit Faqo (Ils savent) ? Je l'ai écrite avec sa collaboration. En l'écoutant improviser, je transcrivais au fur et à mesure qu'il parlait. Nous avions joué cette pièce 123 fois. Les mots et le vocabulaire changeaient au gré du public, des représentations et de l'humeur de Ksentini.
L'improvisation n'est pas du tout simple, mais exige du métier et beaucoup de génie. A l'époque de Ksentini, il n'y avait pas de critique politique directe. Mais on faisait la politique autrement. Par exemple, dans une pièce, le personnage musulman dit : «Tu as donné à Joseph un chocolat et tu m'as donné un caillou». Voilà les questions politiques. Il y avait des politiciens. J'avais fait une pièce, Les Béni Oui Oui qui critiquait ceux qui disaient constamment oui. Ksentini ne pensait pas du tout à la politique. Il faisait de la critique des mœurs. Il mettait en situation les oulémas, les conseillers…Dire que Rachid Ksentini était un nationaliste, c'est mentir.
– Est-ce qu'il y avait un travail de mise en scène entrepris par les auteurs-comédiens de l'époque ?
– Aucun travail sérieux. A l'époque, il n'y avait pas de mise en scène dans le sens moderne du terme. On était très pointilleux pour les entrées et les sorties. Sans plus. On avait affaire à des artistes qui aimaient le théâtre. La mise en scène avait commencé à être « tracée » au moment où on a entamé la réalisation d'opérettes. On avait joué Othmane en Chine, L'Etat des femmes, La princesse de l'Andalousie…Nous étions obligés, dans ce genre de théâtre, de faire un travail de mise en scène. La mise en scène s'est améliorée grâce à l'apport des jeunes après l'indépendance (Mustapha Kateb, Allel el Mouhib) A notre époque, le public ne s'intéressait pas à la mise en scène. Ce qui les intéressait, c'était le jeu des artistes, les dialogues et le jeu de la pièce.
– Et le public ? Y avait-il beaucoup de monde ?
– Il y avait 800 à 1000 personnes qui venaient assister aux spectacles. Il y avait des femmes qui allaient au théâtre. Les gens étaient en sécurité. Seul Rouiched a suivi la voie de Ksentini : toucher le peuple. Les auteurs et les comédiens d'aujourd'hui sont loin du peuple. Ils doivent se mettre à l'écoute et au contact du peuple. Ce n'est pas en jouant dans une usine qu'on est proche du peuple. C'est une idée de Brecht. Nous ne sommes pas l'Allemagne. Adapter Brecht dans le monde arabe est une hérésie. Aujourd'hui, on parle de l'absence d'auteurs. J'étais, pendant la colonisation, délégué de l'Afrique française à la Société des auteurs. Il y avait 384 auteurs algériens inscrits. Où sont-ils passés aujourd'hui ? Sur les 384 textes, il y a au moins trente qui étaient de bonnes pièces. Il faut encourager les gens. Il y avait à l'époque une représentation par semaine à Alger, une tous les quinze jours à Oran et tous les mois à Constantine. Il y avait pendant ce temps là, cinq quotidiens à Alger, deux à Constantine et trois à Oran. Tous les journaux parlaient du théâtre arabe toutes les semaines La publicité était non payante.


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