La Chambre d'amis est une performance théâtrale interprétée par des non-voyants pour des voyants et ce, dans une totale obscurité l Une première initiée par le fabuliste Saddek Kébir. L'orsque nous nous engageons dans le court couloir menant à la chambre noire, nous sentons que le non-voyant qui nous a pris par la main pour nous guider jusqu'à notre siège a subitement plus d'assurance que quelques instants plus tôt, lorsqu'il était en pleine lumière ; alors que nous, nous en avons perdu et nos pas traînants qui se font entendre dans la nuit doivent certainement soulever beaucoup de poussière. Nous, ce sont les personnes qui ont leur vue intacte. Là, les situations tendent à s'équilibrer : les personnes bénéficiant d'une vue ordinaire sont placées au même niveau que les non-voyants parce que la représentation se déroule sous le manteau d'une nuit totale. Toutes les portes et les fenêtres de cette salle de la bibliothèque du Palais de la culture sont fermées et tous les interstices ont été soigneusement calfeutrés pour qu'aucun rayon ni même un semblant de lueur ne fassent intrusion. Dans ce « spectacle » ou, devrions-nous dire, cette représentation à laquelle ont assisté hier en début de soirée des voyant et des non-voyants, les premiers ont été placés dans une situation spéciale pour assister à la création de Saddek Kébir. Cette dernière se présente sous la forme d'un conte merveilleux, narrant les aventures extraordinaires de Hamidouche et de la princesse des sept mers. Deux personnages sont quelque part dans la salle, mais on ne peut que pressentir vaguement le lieu où elles sont grâce à leurs voix. Les intonations, fraîches et bien timbrées, content l'une après l'autre, le jeune homme avant sa consœur, les péripéties de Hamidouche le pêcheur. L'enchantement que procure l'histoire de Kébir est rehaussé par l'atmosphère qu'impose l'épaisseur des ténèbres. Lorsque, quelques minutes après le début du conte, l'histoire accroche sérieusement, on n'entend plus, outre la voix des narrateurs qui emplit l'ensemble de l'espace, que des raclements de gorge ou des chaises bougeant avec des bruits intempestifs. L'auditeur est entièrement enveloppé et la voix l'entraîne au moment où il se laisse aller aux délices de l'histoire déclamée dans un arabe littéraire accessible. Le texte est long mais la narration coule de source sans cafouillage, parce que l'histoire n'a pas été apprise par cœur, mais lue grâce à deux fascicules rédigés en braille et constituant chacun une partie du conte. La création de Kébir, au-delà de la beauté du conte, est un geste plein de générosité envers ces catégories sociales handicapées qui sont souvent abandonnées à leur difficile sort en Algérie. Nous rappellerons, concernant les non-voyants, que seuls de rares œuvres de quatre auteurs algériens – Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Malika Mokadem et Rabah Belamri – sont disponibles en braille grâce à la solidarité exprimée par des associations françaises. Pour le reste, il n'existe dans cette forme d'écriture que les programmes scolaires. On ne comprend pas, à ce propos, pourquoi les écoliers non-voyants dépendent encore du ministère de la Solidarité ! Est-ce pour accentuer un particularisme qui peut cependant ne pas exister ? Ou est-ce pour accentuer davantage l'isolement d'une catégorie dont la souffrance peut pourtant être atténuée, pour peu qu'il y est quelque intelligence dans la gestion de la chose publique ? Les non-voyants ne sont pas seuls dans cette situation, les malentendants vivent, eux aussi, des problèmes qui les isolent et l'on est encore dans un urbanisme qui ne fait pas de place aux handicapés moteurs. Aussi, trouver des oreilles attentives comme eut cette chance Kébir avec Mme Bouchentouf, la directrice du Palais de la culture, est un vrai bonheur. Kébir a d'autres idées en ce domaine, comme quelques années plus tôt il mena avec ténacité pendant de longs mois sa petite caravane qui allait de lycée en lycée pour inciter les jeunes gens à la lecture. Est-ce qu'il y a suffisamment d'intelligence et de générosité en Algérie pour aller à la rencontre de gens qui n'aspirent somme toute qu'à la normalité ?