En reconnaissant récemment que des milliers de cadres ont été marginalisés et souvent incriminés et poursuivis sur la foi d'un dossier fictif, confectionné par les Renseignements généraux et les services secrets, le directeur général de la Sûreté nationale, Ali Tounsi, n'a soulevé qu'une petite partie du couvercle qui a longtemps caché une pratique ayant débouché sur un désastre national. La raison ? Depuis l'indépendance de l'Algérie, le travail du renseignement se confond avec la vie politique, économique et sociale du pays. Les 5000 cadres qui « s'estiment lésés », selon la formule de Tounsi, ne seraient dès lors qu'un infinitésimal fragment du gâchis provoqué par cette guerre secrète contre l'élite intellectuelle qui s'était ouvertement opposée au régime et les cadres qui ont cessé de plaire aux dirigeants. Quel est le chiffre réel des cadres salis, des carrières brisées et des foyers détruits après une enquête d'habilitation basée sur la délation et la désinformation ? On ne le saura peut-être jamais. La DGSN que nous avons saisis n'a pas répondu à notre demande. Cette volonté frénétique de tout soupçonner et de tout surveiller a amené le pouvoir, les dirigeants militaires s'entend, à multiplier les services et les appareils de renseignement. Outre les Renseignements généraux (RG) rattachés organiquement à la DGSN, les brigades de la gendarmerie s'occupaient également de la récolte de renseignements sur les cadres et les postulants à un poste sensible. Cependant, comme cela a été souligné par un ancien enquêteur, le travail de la DGSN et de la gendarmerie n'était qu'un appoint à celui de la Sécurité militaire (SM) et des structures qui en dépendaient, notamment les Bureaux de la sécurité et de prévention (BSP) qui étaient présents, durant les années 1980, dans la quasi-totalité des unités de production et des organismes publics. Dans son livre L'Algérie et son destin (éditions Médias Associés 1994), Mohammed Harbi a noté : « La Sécurité militaire devient la principale force d'intervention. Ses réseaux pénètrent les administrations, le FLN, la police. Ils choisissent les représentants au niveau municipal et régional et siègent dans les commissions de marché. Le rôle de la Sécurité militaire est prépondérant dans la cooptation des élites, l'organisation des congrès, les débats publics (...). Les ministres ont dans leur département un pouvoir de décision inférieur à celui de leurs fonctionnaires “placés”. Ce sont ceux-ci qui décident, dans l'ombre, des limogeages et des privilèges. » La chasse aux sorcières ne concerne pas que les hauts fonctionnaires et les cadres de l'Etat puisque même les « grosses pointures » sont parfois ciblées. Dans son livre Heureux les martyrs qui n'ont rien vu, Mohand Arab Bessaoud a souligné : « Et quand, à la mort de Boumediène, Bouteflika voulait reprendre le flambeaux, la SM fouilla dans ses terroirs et sortit tous ses ragots - vrais ou faux - qu'elle utilisa en abondance. » Comment font ces services pour surveiller puis marginaliser les voix discordantes ? « (...) La répression contre les adversaires du régime ne doit pas être évaluée seulement en fonction de son degré d'intensité, comme on a tendance à le faire, mais aussi de ses méthodes. La surveillance policière, l'osmose entre la magistrature, la police et le monde des avocats d'affaires -conseils de grandes sociétés, intermédiaire avec le marché international - permettent de faire fonctionner la répression à l'économie. La fabrication de faux dans le but de chantage agit dans le même sens », a également noté Mohammed Harbi dans L'Algérie et son destin. En octobre 1987, la Sécurité militaire a été scindée en deux structures : la Direction de la sécurité de l'armée (DSA) et la Délégation générale à la prévention et la sécurité (DGPS). Cette dernière était, pendant ce temps-là, le fer de lance du renseignement. Le 4 septembre 1990, la DGPS a été structurée pour donner naissance au Département de renseignement et de sécurité (DRS) qui continuerait à contrôler les activités de la vie publique.