Si le Guiness Book enregistre les records de longévité, c'est la préhistoire qui enregistre les records d'âge des squelettes découverts. Avec ses 3,2 millions d'années, Lucy nous contemple du fond des âges. Point de vue d'une spécialiste. Un certain 30 novembre 1974 était mis au jour, dans le territoire de l'Afar en Ethiopie, os par os (52 en tout), le squelette d'un fossile féminin pré humain, le plus complet alors découvert (40% d'un squelette entier). Il devait tout de suite connaître une célébrité retentissante à l'image du tube des Beatles qu'écoutait au moment de la découverte l'équipe internationale dirigée par Johanson, Taïeb et Coppens, Lucy in the Sky with Diamonds qui, du coup, allait baptiser le fossile. A ce moment, on crut découvrir le fameux chaînon manquant, cet être mi-singe, mi-homme qui devait marquer l'émergence de l'humanité au sein des primates et Lucy était propulsée au rang de mère de tous les hommes. Mais qui est Lucy ? Une jeune femme - l'âge de son décès est estimé à vingt ans - de 3,2 millions d'années. Il s'agit, dans la classification anthropophysique, d'un australopithèque, c'est-à-dire d'un singe de l'hémisphère Sud, ainsi dénommé par R. Dart, l'inventeur du genre, en 1924, à l'occasion de la découverte du premier spécimen en Afrique du Sud. Mais ces singes ont une particularité : ils ont acquis la bipédie, c'est-à-dire la station debout permanente, une caractéristique spécifiquement humaine. Plusieurs espèces de ces australopithèques ont été identifiées. Les divers représentants montrent tous certains caractères archaïques communs, un torus sus orbitaire, c'est-à-dire une proéminence au niveau des arcades sourcilières, des mâchoires plus puissantes que chez l'homme ou le chimpanzé mais surtout, un appareil locomoteur moderne permettant la bipédie. Néanmoins, la grande variété de leurs caractères laisse supposer des filiations différentes qui ne pourraient remonter à un seul et même ancêtre. Lucy appartient à l'espèce afarensis, créée en 1978 par ses découvreurs au côté d'un bon nombre d'individus dont beaucoup ont été livrés par les terrains argileux arides de l'Afar, propices à la conservation des fossiles. Sa capacité crânienne est de 450 cm3, correspondant à sa faible taille, 1,06m. A Laetoli, en Tanzanie, des empreintes de pas, découvertes par Mary Leakey, en 1978 et datées de 3,75 millions d'années, ont, elles aussi, été attribuées à afarensis. Cependant, cette bipédie proposée par la forme du bassin et les membres inférieurs est imparfaite, même si le gros orteil, entre autres critères, présente un alignement relatif aux autres doigts. L'étude des membres supérieurs ainsi que du genou de Lucy montre également une adaptation au mode de vie arboricole naturel aux grands singes. La découverte d'hominidés plus anciens, jusqu'à 7 millions d'années, avec une bipédie plus affirmée, a déclassé Lucy qui ne se situerait plus dans l'ascendance humaine directe, mais serait une représentante d'une lignée non aboutie. Elle ne serait plus qu'une arrière-grande-tante dont l'ascendance cependant rejoindrait celle de l'homme, il y a plusieurs millions d'années. D'ailleurs, il faut noter qu'à la notion de chaînon manquant, très à la mode dans les années 1970, s'est substitué le concept du dernier ancêtre commun, car on ne peut voir dans les singes actuels, même les plus proches de l'homme, une image de ses ancêtres. Tous ces travaux, réalisés durant les décennies 1950 à 1980 en Afrique de l'Est (Ethiopie, Tanzanie, Kenya) ont permis, par la découverte de nombreux hominiens et également de représentants du genre Homo, c'est-à-dire proprement humains, de voir dans cette région le berceau de l'humanité. C'est donc, cette Lucy, toute en os, qui débarque à Alger dans le cadre du Festival panafricain pour être exposée au Musée du Bardo. S'il s'agit d'un événement spectaculaire à forte charge identitaire, à valeur patrimoniale certaine, qui ne pourra que susciter l'intérêt de la profession et peut-être même d'une certaine frange d'un public plus large, diverses questions se posent toutefois. La première, sommes-nous prêts à accueillir les restes d'un fossile aussi vieux, aussi fragile, et surtout aussi emblématique de la question de l'évolution ? Une simple visite au Bardo montre d'emblée l'ambiance d'improvisation qui préside à l'arrivée du célèbre fossile puisqu'une dizaine de jours avant l'inauguration, il n'y avait pas encore de confirmation officielle. En vue d'un tel événement, la programmation et la préparation des espaces pour la valorisation, la conservation et la sécurité optimum de Lucy auraient dû se faire sur le long terme, au moins sur la durée de l'année. Mais non, en haut lieu on pense compenser l'absence de perspective à coups de milliards. C'est en effet une enveloppe de 20 millions de dinars qui est allouée au Bardo juste pour l'accueil ! Le problème de la sécurité se pose également. Les questions d'évolution sont brûlantes partout, encore plus dans nos régions, où le débat n'a pas été initié dans les domaines de l'éducation, de la religion et où on considère souvent, sans rien connaître du sujet, que la théorie de l'évolution est une hérésie, voire le déni de tout présupposé religieux. Préparer cette venue de manière sérieuse n'aurait-elle pas permis au Musée de combler ce vide des connaissances et d'inciter à l'ouverture et à la discussion ? Par ailleurs, est annoncée, toujours dans le sillage du Panaf, l'organisation d'un colloque de préhistoire sur les origines de l'homme qui se tiendrait à Sétif, au mois d'octobre prochain. Si le sujet dans l'absolu est plus que passionnant et si de nombreuses avancées sont observées tant dans les domaines paléontologiques, que biologiques et génétiques un peu partout en Afrique, Maghreb compris, on ne peut que regretter le retard, pour ne pas dire l'absence de la préhistoire algérienne dans le domaine. En effet, sur ce sujet, nous en sommes restés à la découverte réalisée par le paléontologue français, C. Arambourg, en 1954, de l'Atlanthropus mauritanicus à Tighennif, près de Mascara. Daté de 700 000 ans, il représente depuis et à ce jour, notre ancêtre connu le plus ancien. La question, encore une autre, est qu'allons-nous apporter à la connaissance dans le cadre de ce colloque dont l'Algérie est l'organisateur et l'hôte ? Il est à craindre que nous n'ayons, là aussi, plus à apprendre des autres qu'à contribuer nous-mêmes aux véritables avancées, alors que notre territoire reste vierge de toute recherche sérieuse tant sur les origines que sur l'évolution de cet homme, notre ancêtre, et des cultures dont il a été l'auteur. Le charme de Lucy jouera-t-il et sa présence pendant les deux mois à venir au Musée du Bardo, servira-t-elle de déclencheur pour une politique patrimoniale, archéologique et préhistorique plus entreprenante ? Nagette Aïn Séba : Préhistorienne, présidente de l'Association algérienne pour la promotion et la sauvegarde du Patrimoine Archéologique (A.A.S.P.P.A.). Contact : [email protected]