Tout n'est pas pourri au royaume du Danemark ! Et c'est d'autant plus vrai chez notre voisin, le royaume du Maroc. Dimanche 7 juin, aéroport Mohammed V (Casablanca). C'est la vitrine du pays. Une fierté nationale. L'espace aéroportuaire, véritable hub régional, n'est pas qu'un lieu de transit pour 11,4 millions de voyageurs par an, soit presque le double de la capacité de l'aéroport Houari Boumediène (Alger). Servie par une architecture moderne optimisant les espaces pour une gestion fluide des passagers, l'imposante et ultramoderne structure se lit d'abord comme « une œuvre impressionniste ». Le symbole du "renouveau" de la monarchie alaouite, de l'ambition démesurée de la coqueluche des médias occidentaux "le jeune" et "dynamique" roi Mohamed VI. Du "raffinement" de la famille royale. Allant au devant des caprices du roi, féru et collectionneurs de toiles, les concepteurs du Terminal 2, ouvert au trafic en 2007, ont pensé à ouvrir une galerie d'arts dans l'enceinte même de l'aérogare. La touche n'est pas de trop, elle humanise les lieux et adoucit l'image du royaume. « Eldorado de l'Afrique », « Floride du Maghreb », « Côte d'Azur » de la rive sud de la Méditerranée, le Maroc, dirigé depuis dix ans par la « génération M6 », collège de jeunes technocrates, apolitiques, issus des grandes familles makhzeniennes de Fès, Rabat, Marrakech, formés au Collège royal ou dans les plus grandes universités américaines et françaises, s'offre une bonne presse en Occident. L'idée d'une « nouvelle ère » qui s'ouvre pour la monarchie alaouite par l'intronisation de Mohammed VI — la dynastie alaouite affiche quatre siècles au compteur de l'histoire — d'un renouveau salutaire, est lancée. Ouverture sur l'opposition, Commission vérité et justice pour solder les 40 années de plomb de Hassan II, libération des prisonniers d'opinions, code « progressiste » de la famille (moudouana), presse et radio indépendantes, exercice politique libre, auquel s'ajoute le « miracle » économique à la marocaine… le Maroc a tout d'un royaume en transition démocratique. Maroc, Eldorado de l'Afrique ou village Potemkine ? Le tableau est idyllique : une croissance économique de 5,8%, la plus élevée de la région du Maghreb, une agriculture exportatrice, des centaines de milliers de Pme-Pmi considérées parmi les plus performantes de la rive sud de la Méditerranée et qui contribuent à hauteur de 40% du PIB, une place financière (la deuxième du monde arabo-musulman après la bourse du Caire), 6 millions de touristes/an, des projets d'infrastructures gigantesques, des ports dont le mastodonte Terminal Tanger Med (le plus important en Afrique), aéroports, autoroutes, une dizaine de villes nouvelles et stations balnéaires, boom dans les marchés de l'immobilier, des télécoms… le royaume s'arrime à l'Europe et se hisse à la hauteur des ambitions de « bâtisseur » prêtées au jeune et richissime roi. Trop beau pour être vrai ? Village Potemkine et miroirs aux alouettes ? Royaume enchanté où les illusions font partie du décorum ? Niché au cœur du quartier très chic d'Anfa, la Cigale, est de ces douillets points de chute qu'affectionnent tant les artistes underground, cinéastes, acteurs, écrivains, journalistes irrévérencieux… échantillon du beau monde qui cogite la plus grande métropole du Maghreb (6 millions d'âmes) et lui fait perdre le sommeil. Casablanca, contemporaine, la ville européenne, vit le jour sous le protectorat français en 1912, mais aussi millénaire. Anfa, le site ancien de la ville, était un village habité à la haute antiquité par des pêcheurs berbères. La « croqueuse d'hommes », Casa Branca, la plus occidentalisée des villes magrébines, a de tout temps regardé vers l'Ouest. L'Atlantique a fait sa fortune, le port de Casablanca, deuxième du continent africain, a fait son malheur. En 1468, la ville des corsaires marocains est rasée par les Portugais qui massacrèrent au passage les tribus berbères autochtones, les Chaouia. Le week-end tire à sa fin et la soirée foot s'annonce arrosée à la Cigale. Et pour cause ! La prestation en demi-teinte des Lions de l'Atlas face au Cameroun, score nul partout, vite oubliée, place à la fête... celle que donne à vivre le voisin. L'éclatante victoire de la sélection algérienne face aux Egyptiens, fêtée par la Casaouis est de ces spectacles qui devraient donner à réfléchir aux tenants de part et d'autre de la frontière, des discours haineux. Bocks suspendus aux lèvres, Hicham Houdaifa, Zineb El Ghezaoui et Azziz Yacoubi, reporters du Journal Hebdomadaire — magazine iconoclaste interdit de paraître plusieurs fois par le gouvernement et son cofondateur Aboubaker Jemai forcé à l'exil aux USA — palabrent autour de la « couv » de la semaine, les incontournables élections locales du 12 janvier — et aussi et surtout du dossier presse censuré par la direction du journal consacré au pamphlet contre le roi commis par un de leur ancien collègue et cofondateur du journal, Ali Amar. Dans Mohammed VI, le grand malentendu, Ali Amar ose un portrait carabiné du monarque, un livre au vitriol sur les dix années de règne de Mohammed VI. Non sans susciter quelques aigreurs et controverses. Critique aigre-douce du roi, ou réquisitoire incendiaire contre le système ? Les journalistes, un coup dans le nez, ne s'entendent plus. Une chose est sûre : le « progressisme » du roi, la « vitrine moderniste » de la monarchie, l'« alternance démocratique, la « liberté d'expression », que des concepts qui sonnent creux. « Je continue à croire que le bouquin d'Ali Amar a rendu service à la monarchie. Il met en scène le train de vie de la famille royale, les détails et les histoires croustillantes du palais et relègue au second plan l'hégémonie de Mohammed VI sur la scène politique, son cannibalisme économique, le pillage des richesses naturelles par les holdings royaux », dixit Hicham. « Le Maroc ce n'est pas celui que les médias étrangers, français surtout, s'efforcent de présenter comme un modèle réussit d'une transition en douce. Ce n'est pas aussi lisse… rien à voir avec la carte postale. Pauvreté, chômage, drogue, analphabétisme, et surtout prostitution, le Maroc est la Thaïlande de l'Afrique. Toute l'industrie touristique repose en vérité sur notre pétrole national, les ouvrières du sexe, qui attirent chaque année des millions de touristes. La destination Maroc est d'abord et avant tout une offre libidinale… c'est pour les touristes sexuels », dit Aziz Yacoubi. Le vent de liberté, un conte de Palais Rien ne trouve grâce aux yeux de cette bande d'antimonarchistes qui, de loin préfèrent aux sirènes de la cour, les chants ingrats de la cigale. Ni la presse indépendante (Le Journal, El Jarida El Oula, Nichane, TelQuel…) ni les partis de la « diffuse » opposition (les islamistes radicaux ; Al Adl oua Al Ihssan, ou de gauche radicale (Ennahdj Dimocrati, Voie démocratique) qui refusent une place à la cour, encore moins les organisations de la société civile, syndicats et associations des droits de l'homme (Attac Maroc, AMDH, UMT, Forum marocain vérité et justice, Comité contre la torture). Tout tombe, selon eux, dans l'escarcelle du « riche roi des pauvres » ! « Tous travaillent les intérêts compris de la monarchie et du makhzen ». Le vent de liberté qui soufflerait sur le Maroc ne serait-il que conte de palais des Mille et mne nuits ? Rabat, 10 juin. A J-2 d'une élection locale, raflée (d'avance) par le nouveau Parti authenticité et modernité (PAM) de Fouad Ali El Himma (ami du roi et ancien secrétaire particulier de Mohammed VI), ministre délégué à l'Intérieur et l'homme du centre de torture de Témara), la répression policière contre les animateurs de la campagne du boycott électoral, passe à une vitesse supérieure. Des dizaines de militants du parti d'extrême gauche, Ennahdj Dimocrati (Voie démocratique, VD) ont été arrêtés dans le sillage de cette campagne et dans plusieurs villes du pays. Abdellah El Harrif, le secrétaire national de la VD, ancien détenu politique, fraîchement libéré du bagne après 17 ans d'emprisonnement, est convoqué en ce mercredi 10 janvier par le procureur de Rabat. Motif ? S'expliquer sur la « Constitution démocratique », revendication faite sienne par le parti marxiste léniniste dans sa déclaration appelant au boycott des élections. Un « cas d'école » au Maroc, estime la vice-présidente de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH). Samira Kinani est de ces femmes courage que ni la répression aveugle des années Hassan II ni celle, plus pernicieuse de sous Mohammed VI, n'ont pu réduire au silence. Syndicaliste, militante inusable des droits de l'homme, Kinani inspire, pour toute une génération de Marocains, respect et vénération. « L'ouverture politique au Maroc ? Un leurre », nous dit elle au retour du commissariat du 2e arrondissement de Rabat où elle est allée soutenir son frère d'armes, El Harrif. « Rien n'a vraiment changé depuis Mohammed VI. Qu'on ait l'impression aujourd'hui que les Marocains s'expriment, manifestent, écrivent plus ou moins librement, ne doit en aucun cas occulter la véritable régression. Le nouveau roi est en train de repeupler les sinistres prisons du royaume », souligne la militante. Le retour des pratiques des années de plomb ne fait plus l'ombre d'un doute. Des arrestations ont eu lieux partout, à Fès, Tanger, Marrakech, Casablanca, Rabat, Agadir, et sous des prétextes divers. Après les attentats kamikazes de Casablanca, se rappelle-t-elle, plus d'un millier de personnes ont été arrêtés pour appartenance ou liens avec les réseaux du groupe salafiste marocain. L'affaire dite du réseau terroriste Bellardj, jugée le 1er juin par le tribunal de Salé, illustre les dérives d'une justice aux ordres et l'instrumentalisation politique entachant la lutte anti-terroriste. Tout sert, d'après Samira, de prétexte pour maintenir la société marocaine dans une condition inférieure. « Même la crise économique est instrumentalisée par le patronat et les grands propriétaires terriens pour licencier, exploiter sans vergogne, abuser des droits des travailleurs. C'est un véritable scandale ce qui se passe dans les unités textile qui ferment à tour de bras, dans l'agriculture. Dans les exploitations agricoles de Soprofel, Rosaflor, Vermassa des enfants sont employés pour moins de 50 dirhams/jour. C'est à peine si les ouvriers agricoles marocains sont considérés comme de banals outils de production. » L'agriculture, secteur le plus pourvoyeur d'emplois au Maroc (40 % de la population active) est aussi celui où se manifeste le plus, le caractère féodal de la monarchie et du makzen. Les meilleures terres appartiennent d'abord au roi qui les exploite à travers son holding Ergis (anagramme de regis, roi en latin), aux grandes tribus du makhzen et à des investisseurs étrangers, français, espagnols… Le salaire moyen d'un ouvrier agricole au Maroc ne dépasse guère les 1200 dirhams (120 euros). Le progrès social sous Mohammed VI, le Maroc profond n'en a pas vu la couleur, affirme S. Kinani. « La corniche de Aïn Diab, ce n'est pas le Maroc. Seule une petite minorité profite de ce progrès, l'écrasante majorité des marocains plie sous la misère et les injustices, c'est ce qui explique d'ailleurs la montée des formes de contestation violente. Ce qui s'est passé à Sidi Ifni et à Bouarfa, où les manifestants ont improvisé une marche vers l'Algérie, annonce à mon avis des manifestations encore plus violentes. »