Jean Sénac, poète algérien oublié, est virtuellement revenu au monde de la poésie pendant le Festival d'Avignon. Le spectacle « Char, Camus, les deux soleils de Jean Sénac » , a attiré un public nombreux ravi de découvrir un poète et un pays, l'Algérie. En 1947, Jean Sénac, alors jeune poète algérien en quête d'appréciation, ose écrire à son « compatriote » Albert Camus déjà au sommet de sa gloire, puis ensuite au poète vauclusien René Char. Ils sont trois sur scène, chacun campant l'un des écrivains qui ont beaucoup correspondu entre eux. Cet échange épistolaire qui a servi de base au montage de la Compagnie du piano voyageur, réalisé par Eglantine Jouve, avec la complicité, pour la lecture et les accompagnements musicaux, de Jérôme Médeville (piano) et Florent Viguié (saxophone) Eglantine Jouve nous explique avoir voulu « valoriser la relation entre ces trois hommes. Pour ceux qui s'intéressent à la question de l'écriture, Sénac est alors un jeune poète en construction. Le premier axe qui me paraît primordial est d'une part la construction d'un poète, ses doutes, ses questionnements et l'apport de deux personnes au sommet de leur art, qui lui donnent des conseils, Char et Camus. Camus particulièrement se reconnaît en Sénac, car ils ont des points communs : l'absence du père, la même maladie, le lien à l'Algérie. Le deuxième axe justement est l'engagement : comment, poète, on s'engage, avec en effet miroir l'interrogation du faut-il s'engager ou non. C'est ce que questionnent à leur façon autant Sénac qui prend fait et cause pour la révolution algérienne, que René Char et Albert Camus qui sont sur une autre position » . Une position largement incomprise à cette époque. Dans un préambule, la compagnie a d'ailleurs donné la parole à Jacques Miel, fils adoptif de Sénac. Il raconte comment après l'indépendance, en 1971, le poète René Char lui avait dit de conseiller à Sénac de penser avant tout à son œuvre, craignant qu'il ne soit assassiné, ce qui fut le cas deux ans plus tard. Prémonition ou lucidité, Char est cité dans le spectacle : « La puissance des assassins est éphémère et leur art voué au néant ». Et Camus au moment de la brouille avec Sénac : « Je n'ai certes pas de leçon à vous donner mais laissez-moi vous dire cependant que celui qui écrit n'est jamais à la hauteur de celui qui meurt ». Mais Sénac, lui, faisait corps avec l'Algérie et ne voulait concéder aucun atermoiement dans son aspiration à la liberté et la justice. Lorsque le drapeau de la dignité algérienne flottera, il s'exclamait : « J'avais rêvé ce peuple ! Ce peuple est plus grand que mon rêve ! Nous ferons de l'Algérie le chantier de l'énergie populaire. » C'est ce même enthousiasme qui anime Eglantine Jouve et son équipe : « Je pense que si les intellectuels ne s'engagent pas, le peuple est perdu, il n'a plus de repères. La poésie, c'est une chose mais connaître la vie, la destinée, ce qu'a connu un homme, surtout avec un engagement comme celui de Sénac, quand on est jeune et qu'on se construit, cela m'a touché. Et puis c'est un vrai hommage à l'Algérie. Les gens ne viennent pas pour Sénac car peu de gens le connaissent, ni pour l'Algérie qui n'est pas sur l'affiche, mais pour Camus et Char et, à travers eux, c'est la surprise et tous ont un coup de cœur pour Sénac. Je recroise des gens dans la rue qui me disent chercher chez les bouquinistes les livres de Sénac, navrés de ne pas les trouver. Ce spectacle le fait revivre, et son message ici continue. Nous sommes dans une position d'humilité, au service d'un auteur et de ses textes. On a pris des risques mais je me sens investie de le faire connaître aux autres, comme il m'a beaucoup apporté ». En ces temps difficiles pour les qui gens cherchent du sens, la cité des Papes a vibré de paroles inoubliables de ces grands poètes du XXee siècle.