Cette question mérite un détour, me semble-t-il, lorsqu'on analyse les réactions de ces derniers à l'occasion des mouvements populaires survenus dans cette aire géopolitique ces derniers mois, et qui se propagent comme une onde de choc dans le reste du monde (Afrique, Asie). Les USA et l'UE (en particulier la France et le Royaume-Uni, de par leur passé colonial, dans la région) n'ont de cesse de répéter, pour qui sait lire leurs messages codés, qu'ils défendent «leurs intérêts, biens compris, dans nos pays respectifs» ! Il est coutumier d'entendre les politiques dire que «ce qui est bon pour Ford, Lockheed, GM, Coca-Cola, Boeing… est bon pour les USA» ! De même que ce qui est «bon pour Peugeot, Dassault, Aréva, Boloré… est bon pour la France». L'argumentaire est imparable : ces multinationales font de l'emploi et payent des impôts ! Est-ce aussi évident que cela en termes d'emplois, à l'heure des délocalisations généralisées ? La domiciliation des bénéfices réalisés, dans des paradis fiscaux, pour gonfler les dividendes et les superbonus, n'est-elle pas de l'évasion fiscale pour les budgets des Etats ? De quelles contreparties ont bénéficié ces multinationales pour investir localement, et ont-elles honoré, à terme, leurs engagements ? Y a-t-il une frontière claire entre les intérêts des pays respectifs et les intérêts individuels des propriétaires du capital ? En d'autres termes, les intérêts individuels et ceux collectifs sont-ils toujours compatibles ? Et en cas de relations conflictuelles, au profit de qui se règlent-elles ? Le constat actuel est évident, puisqu'il nous indique que les contrats juteux et à court terme, au profit de petites minorités des deux pays cocontractants, sont toujours privilégiés par rapport à des politiques de co-développement, à moyen et long termes, au profit des populations les plus larges de ces mêmes pays. A l'évidence, il est plus facile pour les pays occidentaux de négocier des contrats mirobolants avec des dictatures qu'avec des démocraties… Tout le monde en convient aisément, d'autant plus qu'il y a, à la clé, dans beaucoup de cas, des possibilités de commissions et de rétrocommissions(1) ! En effet, la nébuleuse corruption ne peut se comprendre et s'analyser que dans la mesure où elle est approchée par le conduit du couple indissociable que forment le corrompu et le corrupteur, les deux faces d'une même médaille(2). Comment se fait-il que les pays occidentaux n'en parlent, en général, qu'après l'éviction du dictateur, par la vindicte populaire (avec son lot de cadavres et de destructions matériels) ? N'ont-ils aucune responsabilité dans sa prise de pouvoir et sa consolidation ? Les acteurs politiques, en Occident, ont-ils peur que ce même dictateur(3) ne les incrimine à leur tour, en révélant certaines activités condamnées par la morale universelle ? Comment concilier intérêt et éthique ? Les donneurs de leçons sont-ils indemnes de tous soupçons ? Plusieurs Etats (les monarchies du Golfe(4), le Maroc(5), la Tunisie, l'Egypte) font l'objet, depuis plusieurs années, d'un traitement «privilégié» et d'un silence assourdissant et complice quant à l'exercice du pouvoir et leur comportement vis-à-vis du registre des droits fondamentaux de leur propre population. Cet autisme d'Etat, non assumé, a entraîné une cécité politique totale, lorsque la récente «intifadha» a renversé les régimes de deux pays de la région, et d'autres suivront très nécessairement. Des pièces maîtresses des dispositifs stratégiques de contrôle de cette aire géopolitique se sont écroulées comme un château de cartes, alors que réputées capables de résister aux secousses sociopolitiques les plus fortes. Leurs concepteurs tétanisés se sont contentés de rattraper le mouvement et de l'accompagner de manière à minimiser leurs pertes et à sauver leurs intérêts, qui restent encore possibles de sauver de manière à ce que la refondation de cette aire sociopolitique et économique ne se fasse pas sans eux, pour toujours protéger leurs intérêts stratégiques. En effet, les problèmes d'éthique et de moralisation des actes publics des Etats, mondialisation oblige, doivent s'inscrire dans un processus de respect de la dignité humaine et s'enregistrer dans l'universalité des droits de l'homme. A cet endroit entre en ligne de compte le concept anglosaxon de la «real politic» qui consiste à sacrifier la morale sur l'autel des intérêts, ou, lorsque trop lourd à porter, de surfer sur les deux concepts antagoniques à la fois, en ayant une excellente police d'assurance en cas de chute. Les relations internationales ont enregistré une transformation majeure après les attentats des Twin Towers de New York, et la lutte anti-terroriste mondiale est devenue une référence structurante qui détermine les liens qui se tissent entre les Etats. Dès lors, les pays occidentaux, derrière les USA(6), ont considéré que toute politique qui permet d'éradiquer ou de contenir la poussée de l'islamisme politique et de son corollaire radical, le terrorisme, est bonne à prendre, quelle que soit la nature du pouvoir en place. Cette erreur stratégique fatale va entraîner l'émergence des dictatures les plus féroces (contre leurs propres ressortissants), dans la plupart des pays arabo-musulmans (et ailleurs), soutenues et confortées par tous les pays occidentaux(7) à l'unisson. Un troc mondial d'Etat va se construire entre, d'une part, la lutte antiterroriste, le confinement des flux migratoires et la signature de contrats douteux et, d'autre part, l'implantation de dictatures locales complètement verrouillée politiquement. La fuite des forces vives de ces nations est alors organisée, en vue de la récupération des compétences et des cadres susceptibles de servir les intérêts des pays étrangers ou d'adoption (les binationaux), vidant sournoisement nos pays de ses élites qui vont se mettre entre parenthèses (exil intérieur et extérieur). L'autre force vive des nations, leur jeunesse, va s'exporter elle-même, désespérée (au péril de leur vie), à travers des ramifications plus ou moins organisées par les pays de départ et de destination, ce qui constitue des «soupapes de sécurité» en matière de flux migratoires. Dès lors, le binôme terrorisme-dictature va se mouvoir en dehors de la société, qui, elle, va tenter de se protéger contre ces deux régressions sociétales qui s'affrontent pour que chacune tente de prendre la place de l'autre. Ce face-à-face sera d'autant plus sanglant que le pays dispose de richesses, c'est le cas de l'Algérie(8), ou contrôlé si l'aire géopolitique régionale ou internationale est stratégique (cas de l'Egypte). Cette vision binaire (dictature ou terrorisme) ne laisse aucun espace, pour que la société organisée puisse et trouve en elle-même les ressorts sociétaux qui puissent la sortir de ce choix manichéen(9). Accusée, tantôt de faire le lit de l'un ou l'autre des choix imposés, la société va rejeter ces deux propositions, après les avoir testées(10) par l'organisation de la résistance passive, conçue comme une défiance totale de toutes propositions formulées par ces deux appareils antagoniques. Ceux sont les sociétés (dites «majorité silencieuse») de cette région que l'on ne voulait pas voir et auxquelles on a dénié le droit d'exister en dehors des systèmes dictatoriaux, qui ont pris leurs responsabilités historiques et qui se sont mobilisées dans des mouvements populaires(11) autour d'un slogan unique : «La dignité humaine» ! Dès lors, un certain désarroi est affiché par des pays occidentaux vis-à-vis de ce tsunami contestataire en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye, à Bahreïn… suivi en Algérie et au Maroc(12) pour l'instant. Il est alimenté par leur incapacité d'anticipation et la nature même de la revendication sociale initiée par les contestataires. La soudaineté des émeutes est factice, dans la mesure où ils ont refusé de voir la réalité criante duelle, qui caractérisait les pays de la région durant de longues décennies(13). Une misère extrême dans l'arrière-pays, qui cohabite à la frontière d'un «espace doré et hypersécurisé», réservé au tourisme étranger et à la nomenklatura locale, industrie que l'on exhibe comme exemple de réussite (au Maroc, en Tunisie, en Egypte) et comme modèle à suivre pour les autres pays. L'émergence «à marche forcée» d'une classe sociale arrogante, ostentatoire et acculturée de nouveaux riches qui ne peuvent justifier leur richesse que par leur proximité mafieuse vis-à-vis du pouvoir, jouxtant avec une masse de miséreux et de laissés-pour-compte, abreuvés de promesses non tenues, va créer les premières fractures sociales et un sentiment de rejet du système (le nidam) sous toutes ses formes respectives dans chaque pays. Cette masse de jeunes personnes, avec ou sans éducation et formation, va se poser la question de son devenir et de sa place dans la société, autrement que par le volet économique. N'ayant pour seul choix que l'aliénation, sous la forme de la harga, du terrorisme, du banditisme, de la drogue et autres trafics, cette population refuse le sort qui lui est réservé et ne peut que se diriger vers un mouvement d'émeutes généralisées, lorsque la masse critique est atteinte pour chaque pays respectif. Les réponses autistes des «sans-culottes» du système au pouvoir (promesse d'emplois, transferts sociaux, augmentations diverses…) sont en complet décalage avec la revendication sociale qui aspire à la dignité, à la liberté de conscience et d'expression, à la participation et l'activité politique… Un système agonisant qui n'en finit pas de mourir. Comment gérer les transitions en économisant le sang des populations des pays arabo-musulmans et, en particulier, celui des Algériens ? Telle est aujourd'hui la question. Notes de renvoi : 1- Le service au ministère français de l'Economie, de défiscalisation des commissions et autres honoraires distribués comme «mesures d'accompagnements», à la signature des contrats, a été normalement dissout sur décision européenne, mais ses archives sont toujours biens conservées par chaque pays. A l'évidence, d'autres formules ont été mises en œuvre depuis. 2- Il est singulier d'entendre certaines capitales occidentales «geler» les avoirs de tel ou tel dictateur, ce qui signifie qu'elles avaient parfaitement connaissance des commissions perçues et des processus de blanchiment mis en œuvre, pour les transformer en entreprises, biens immobiliers et autres placements boursiers et rentes viagères… 3- Tous les pays cocontractants souhaitent voir mourir les dictateurs, de peur qu'ils ne dévoilent des documents compromettants contre eux. Le bras de fer franco-libyen actuel n'a pas révélé tous ses dessous de table. 4- Le spectre de monarchie constitutionnelle, de type anglais ou espagnol, angoisse les pays du Golfe et le Maroc… Le Bahreïn risque d'être le premier à ouvrir la voie. 5- Le roi Hassan II a dû léguer à son fils, Mohamed VI, une sacrée collection d'enregistrements intimes de toutes les personnalités (de toutes nationalités) qu'il a invitées à la Mamounya de Marrakech et ailleurs, pièces maîtresses de sa politique étrangère. 6- Cette théorie, déjà testée contre le communisme dans un monde bipolaire Est-Ouest, a été de nouveau conceptualisée et mise en œuvre par G.W. Bush et ses gourous néoconservateurs (La Perle-Hutchinson, notamment) pour lutter contre le terrorisme. 7- Les réfugiés politiques, accueillis par les pays occidentaux et aux USA, étaient plus en résidence surveillée chez ces derniers, qu'en activité réelle d'opposition ; ce qui arrangeait tout le monde. 8- L'Algérie a toujours versé le prix du sang le plus fort, chaque fois qu'elle a voulu accélérer l'histoire de sa nation. 9- Certains ont avancé l'idée du refus du choix entre la «peste ou du choléra». 10- En Algérie, les évaluations les plus optimistes parlent de 50 000 morts et les plus pessimistes de 200 000 morts durant la décennie noire. 11- Certains parlent de «révolution», ce qui est antinomique et contradictoire puisqu'il s'agit d'une action spontanée non partisane et avec des slogans non idéologiques. 12- La République marocaine va naître dans la violence, après le discours récent de verrouillage constitutionnel du roi Mohamed VI, qui tranche avec l'article perspicace et avant-gardiste de son cousin Hichem Ben Abdallah El Alaoui, paru dans Le Monde diplomatique de février 2011. 13- Les transactions immobilières et autres comptes bancaires, abrités dans les banques occidentales, ne pouvaient passer inaperçus pour leurs services de renseignements, qui alimentent en informations la presse nationale et internationale, autant que de besoin.