En l'absence de l'Etat, les « gros bonnets » au visage inconnu continuent de sévir en toute quiétude et en toute impunité. Une grande animation régnait hier matin au marché de gros des fruits et légumes, implanté à la zone industrielle Palma. Selon les négociants rencontrés sur place, la marchandise n'a pas enregistré une hausse de prix significative au vu de l'avènement imminent du mois sacré, qui habituellement donne des idées machiavéliques à une certaine catégorie de commerçants. Aux dires des responsables et des clients, en l'occurrence les détaillants, le marché est bien pourvu, et tout est largement disponible. La pénurie n'a donc touché aucun produit (comme ce fut le cas pour la pomme de terre l'année écoulée), et la spéculation, sous toutes ses formes, qui est pourtant bien présente, ne devrait, en principe, trouver aucune justification. Certains invoquent la loi de l'offre et de la demande pour légitimer les fluctuations de la mercuriale, d'autres parlent de « gros bonnets qui achètent la marchandise directement chez les maraîchers, sur pied (avant la récolte, ndlr) et font la loi après, en imposant leurs prix ». A les entendre, toutefois, nous imaginons le « spéculateur » comme une vague et maléfique entité, omniprésente, mais sans visage, sévissant auprès de pauvres vendeurs aussi misérables qu'innocents. En faisant un autre tour, cette fois aux marchés de la ville, notamment du côté de Boumezzou et des Frères Bettou, nous avons été bien surpris de relever la différence de prix entre le gros et le détail. L'atterrissage est tout de même pénible, car la différence est de taille. A titre illustratif, le raisin qui affichait les 80 ou 85 DA le kilo au marché, se retrouve cédé entre 120 et 150 DA le kilo, selon la qualité. Même scénario concernant les autres fruits et légumes. Certains produits, particulièrement prisés durant le mois sacré, comme les pruneaux, les abricots séchés et les raisins de Corinthe, sont exhibés ici et là, affichant des prix variant entre 460 et 600 DA le kilo. Les dattes, tenez-vous bien, sont proposées à 350 DA le kilo, après avoir séjourné dans les chambres froides par l'entremise de mandataires « prévoyants », qui les avaient payées… 60 DA le kilo, la pomme de terre, (qui provient également des chambres froides) sans laquelle il n'y aura pas de « bourak », oscille entre 40 et 45 DA le kilo. Qui s'y frotte s'y pique L'oignon, qui a été longtemps l'ami du pauvre, refuse désormais ce statut d'indigent malodorant, et se donne des airs de noble en affichant les 45 DA, alors qu'il est à 25 DA le kilo au prix de gros. Qui s'y frotte s'y pique ! La liste des produits spécialement consommés durant le mois du jeûne est très longue, et pour cause, ceux-ci sont particulièrement touchés par la velléité inflationniste. La marge bénéficiaire est des plus équivoques, demeurant, aux dires des uns et des autres, tributaire d'un marché « libre et non réglementé ». Entre-temps, les gens, par un effet de mimétisme, ne boudent aucun produit, quel qu'en soit le prix. Ils achètent tout et n'importe quoi. Une vieille femme rencontrée au marché, fera cette réflexion : « Si les gens boycottaient certains produits à cause de leur cherté, peut-être verrait-on les commerçants avoir plus de décence ! Mais hélas, nous sommes un peuple qui a perdu sa fierté, les nantis ne pensent pas aux personnes comme nous, ils ne se font jamais solidaires avec les pauvres ! » Et ce n'est pas fini, disent les négociants eux-mêmes, promettant des « surprises » très salées « pour le mois de Ramadhan avec l'arrivage prochain de denrées aussi composites que ragoûtantes pour le consommateur, dont l'estomac affamé prendra le relais de la tête, laquelle n'obéira désormais plus qu'aux exigences les plus folles du palais. Les prix se feront alors, en toute quiétude, aussi sulfureux que la canicule qui sévit, au moins aussi assassine que les spéculateurs. Déjà, ces fameux « spéculateurs » sans visage, dont personne ne connaît le nom, comptant sur cet estomac aussi déraisonnable que tyrannique, se frottent les mains à l'idée de nous faire vivre une autre « saison en enfer », qui laissera le commun des gens sur le carreau. En l'absence de l'Etat, l'anarchie a de beaux jours devant elle, et chacun fait ses petites affaires comme il peut…