L'aube fait place à plus de clarté. C'est jeudi, nous sommes au marché de gros des fruits et légumes du Polygone, dans la zone industrielle Palma, à Constantine. Cette journée d'automne s'annonce chaude. A 6h, le lieu sort à peine de sa torpeur. Le mouvement est lent. Un tour dans les longues allées poussiéreuses donne la température. D'abord, ce sont les petits détaillants venus tâter le pouls qui donnent l'alerte. Les prix ont déjà pris l'envol. « On s'y attendait, mais pas à ce point », s'exclame un jeune revendeur. D'autres ont choisi de prospecter avant de prendre leur décision. En fait, les choses ont déjà été tranchées. « En vingt-quatre heures, les prix ont presque doublé. Je ne comprends pas comment ces gens vont jeûner durant le Ramadhan », proteste un commerçant. Il paie sans rechigner et emballe sa marchandise. Les grossistes restent muets. « On n'y peut rien, c'est la loi du marché », répondra un autre. Depuis des années, les choses n'ont guère changé au marché de gros des fruits et légumes du Polygone. Le lieu, qui demeure le principal pourvoyeur des marchés de la ville, n'échappe pas à la règle. Entre mercredi soir et jeudi matin, soit à peine deux jours avant le Ramadhan, la balance a clairement « chaviré ». « La pomme de terre est introuvable, elle est disponible en quantités insuffisantes, le problème est national et n'est pas spécifique à une région », nous explique un mandataire de la Mutuelle agricole des fruits et légumes (Magrofel) et qui regroupe des dizaines de grossistes organisés au sein du marché de la zone Palma. Les agriculteurs ayant investi dans la pomme de terre ont énormément perdu l'année écoulée. Certains ont même laissé des centaines de millions pour une récolte qui n'a pas trouvé preneur. « On a acheté la pomme de terre à 5 DA chez les agriculteurs l'année écoulée. Pour cette saison, nombreux sont ceux qui n'ont pas voulu s'engager malgré la demande. La culture de la pomme de terre est devenue coûteuse. » Les charges sont plus onéreuses. La semence d'importation est achetée à 75 DA le kilo, celle produite localement n'est pas rentable. Un raisonnement qui semble faire l'unanimité. Selon les habitués du lieu, le Sud n'arrive plus à répondre aux besoins, il y a un manque énorme en matière d'offre. La pomme de terre cédée à 38 DA au prix de gros, se vend à 55 et 60 DA dans les marchés. C'était prévisible. Les prix risquent même de grimper encore durant les premiers jours du Ramadhan en raison de la forte demande exprimée par les consommateurs. Seule une importation de quantités importantes de pomme de terre peut apaiser la tension. Même cas pour la courgette, très demandée durant le Ramadhan, vendue hors saison et dont le prix de gros est passé de 28 à 40 DA. Presque le prix d'un kilo de poires ou de pommes. La tomate en pleine saison, ramenée des wilayas d'Oum El Bouaghi et de Guelma, est abordable à 15 DA alors qu'elle se vend au détail entre 25 et 35 DA. « On ne peut plus maîtriser les prix car tout dépend de la disponibilité du produit », nous déclarent des grossistes qui sont perpétuellement à la recherche de récoltes, lesquelles trouvées, peuvent à tout moment faire basculer les prix au marché de gros. Un facteur assez complexe. « Les produits périssables s'écoulent facilement durant leur saison, alors que les aliments qui peuvent être stockés longtemps sont toujours objet à spéculation. » La rareté a toujours son incidence. Les gros bonnets fixent les prix Des commerçants racontent qu'ils rencontrent encore des difficultés pour s'approvisionner en certains produits. La laitue détient le haut du pavé. Certains affirment se déplacer jusqu'à Bou Saâda pour l'avoir. Le prix ne se fait pas attendre. La laitue, très demandée durant le Ramadhan, s'est négociée à hauteur de 40 DA au prix de gros alors qu'elle est cédée entre 60 et 70 DA chez les détaillants. Interrogés sur ces augmentations brusques, certains grossistes les expliquent avec une certaine logique. Les prix des fruits et légumes demeurent toujours tributaires des conditions de travail des agriculteurs. Parmi ces derniers, nombreux sont ceux qui ont fini par abandonner. Les augmentations de la facture de l'eau, de l'électricité y sont pour beaucoup. Le nitrate d'ammonium se vend à 3200 DA le quintal au prix de gros et 4000 DA au détail, en sus des charges des travailleurs. D'autres accusent les commerçants de spéculer à l'occasion du Ramadhan, alors que les prix sont vraiment abordables. « Certains marchés de la ville semblent être plus cotés que d'autres pour le même produit. On ne comprend pas pourquoi. » Ce que nous avons vérifié nous-mêmes ; pour l'oignon, par exemple, vendu au Polygone à 8 DA le kilo. On le retrouve à 12 DA à Souk El Asser, plus connu par Souk El Guellil, alors que son prix monte à 15 DA au marché Boumezzou, place du 1er Novembre, (ex-La Brèche), et monte encore à 20 DA au marché Bettou, dans le quartier de Belouizdad. L'anarchie dans laquelle baignent les marchés de gros des fruits et légumes est pour beaucoup dans « la cacophonie » des prix. En l'absence d'un organisme modérateur, les commerçants font toujours à leur guise. L'expérience de la défunte coopérative des fruits et légumes COFEL revient souvent dans les discussions des concernés. « Les agriculteurs sont souvent livrés à eux-mêmes et n'arrivent pas à écouler leurs produits. Ils sont toujours à la merci des gros bonnets. » Ceci explique le diktat de certains grands mandataires qui détiennent le monopole du stockage et livrent le produit suivant leur humeur. Une présence qu'on a pu constater sur le marché de gros du Polygone. Des grossistes nous ont révélé que les grands mandataires sont toujours à l'écoute de ce qui se passe au marché de gros des Eucalyptus à Alger, grande bourse nationale des fruits et légumes. Ils ont leurs représentants partout, ici ce sont eux qui fixent les prix et décident d'écraser le marché. A ce sujet, l'on nous tient ces propos : « L'absence de l'Etat a favorisé l'anarchie sinon comment expliquer que ce genre de spéculation n'existe pas chez nos voisins tunisiens et marocains. La mafia des fruits et légumes a imposé ses propres lois. » C'est aux petits commerçants de subir le jeu. Parmi ces petits revendeurs, dont la plupart sont des occasionnels reconvertis après un chômage forcé, les choses sont dures à supporter. Ils sont les premiers à quitter les lieux bredouilles. A 8h30, le marché peine à se stabiliser. « Nous aussi, nous sommes des pères de familles et on n'arrive pas à suivre le rythme », nous dira un commerçant qui semble résigné à son sort. Il faudra attendre la deuxième semaine du Ramadhan pour espérer une légère accalmie. Les consommateurs sont appelés à faire preuve de modération, le Ramadhan n'est pas le mois du ventre.