Il règne une ambiance désordonnée, des maisons à étages du dessus de l'île montent des aboiements de chiens. Chiens dégénérés. Le jour annonce de nouveaux locataires, pourtant le centre de rétention est plein à craquer, il craque de partout. Brouhaha en perspective. La matraque n'est pas loin. Aidé de ma canne, je m'adosse au mur pour rester seul avec moi-même. Le brouillard a quitté les lieux en promettant une autre journée parenthèses où les sentiments purgent leurs peines. Chacun de nous suppute le nombre de jours ou de mois qui lui restent à passer dans cette sorte d'entrepôt inachevé autour duquel on a installé de nouveaux systèmes de surveillance, sans autre impulsion que le comptage des charretées de vie ridées jusqu'à l'os. Devrais-je te dire, toi l'objet de ma brûlure sentimentale, que l'établissement où je me trouve ressemble à une coalition d'échecs sédimentés par les soupirs ? L'actualité du jour tourne autour du sujet habituel. Combien de temps va-t-on rester ici ? Je me suis remis au rituel des prières après une interruption due à la traversée en mer et aux aléas qui s'ensuivirent. J'rada, l'instituteur, a une nouvelle fois effacé son ardoise après une tentative infructueuse auprès des clandestins comme on nous appelle. Il avait écrit dessus : « Vous qui entrez ici, n'oubliez pas de recharger vos espérances ». Bonnes phrases toutes faites que beaucoup ont oubliées. Il était contrit, mais pas désespéré. Il glose, il le sait. J'rada est pacifique, têtu et pacifique. De son côté, Debbagh Ismaël, soucieux de donner de la couleur à sa détention, claque de la langue. L'homme s'est proposé de repeindre tous les barreaux. L'administration en charge du bâtiment a commencé d'abord par refuser. Mais il a dû faire pitié pour qu'on cédât à son souhait. Fort de son privilège, il annonce en mots économes qu'il ferait luire tous les orifices de l'enceinte pour ne pas oublier le métier, pour se faire une raison, laisser passer sa vie. Faveur spéciale, l'administration lui a avancé les pinceaux, cela fait partie des petits privilèges arrachés à l'enfer. La peinture, c'est son dérivatif, c'est son choc renouvelé, sa pâte voluptueuse. A travers son zèle superflu, il retrouve, à coup sûr, ses anciennes émotions. Ses mains transmettent de l'expédient. Il ne se souvient de rien, et son futur ne l'intéresse qu'au présent. Les lucarnes habitent sa main, les lucarnes sont son bateau. Phase d'incubation en milieu offshore où on prie haut, rumine bas et espère en oblique. L'homme au pinceau croit qu'il est arrivé à destination. Sa sueur sent fort. Il a l'horrible certitude qu'il travaille en entreprise. Il n'a d'yeux que pour ses outils de travail. Il ne retient que ses gestes du jour. La force du peintre, c'est la persévérance au rabais. Compensation ou réaction ? La dernière salve c'est celle qu'on entreprend contre soi-même. Pas mauvais comme sensation. Dans la cour pavée, je me laisse décrire l'ambiance qui y règne avant de me remettre à compter au toucher le nombre de pierres de taille qui constituent les murs d'enceinte de cette vieille caserne transformée en centre de rétention. Les aspérités de la pierre ressemblent-elles aux grottes de la mer, mer peuplée de rêves brisés, de tankers, de porte-avions et de méduses mazoutées ? Perception tactile gorgée de mystères et d'odeurs. Soustrait aux affres de la durée, dans une sorte d'état second, je franchis, en une poignée de jours, plusieurs degrés de sentiment, résolu que je suis à percer toutes les métamorphoses que je traîne avec moi. Ils n'auront rien de moi, pas même un centimètre de ma peau. En proie à un désir incontrôlable, un désir épaissi, un désir extravagant, je ramène des plans d'images, en surface, pour ne penser qu'à toi, à nous deux. Tu résonnes du fin fond de mon avenir. Mon unique refuge, c'est toi, mon idée fixe dans la durée. Je retombe dans la récapitulation des faits et voilà le compte à rebours, le retour complet, le retour prodigieux de l'année tumultueuse passée ensemble. Tout cela me paraît être un voyage hors du centre d'identification et d'expulsion où je me trouve, hors du temps et des espaces environnants. L'absolu n'est réel que s'il tourne autour de petits détails, et c'est rendre hommage à notre amour interdit que d'en restituer ces petits détails. Je suis sans nouvelles des miens depuis ma traversée ratée. D'ailleurs, je ne cherche pas après eux, tout comme ils ne cherchent pas après moi, ils ont effacé ma trace, ils se sont trouvé un autre mendiant aveugle pour continuer le métier, assurer la lignée, trouver le lignage correspondant. Donc, aucun souci à me faire de ce côté-là. Ma mère ayant quitté trop tôt ce monde, j'ai grandi sans véritable affection, et mon père a trop peu existé pour moi sauf pour les fins de journée où je lui remettais ma recette du jour. C'est ce qui explique peut-être mon détachement actuel. Au jour d'aujourd'hui, je ne me reconnais plus aucune filiation autre que la tienne, c'est toi ma famille et ma descendance interrompue. A part toi, peu de personnes tiennent dans ma vie une place digne d'être retenue. Ah, si tu savais à quel point tu m'es chère et que je n'ai d'autre souci que te retrouver dans mes pensées ! Muni de mon hérédité bloquée sur le chemin qui mène au centre de moi-même, j'ai le temps d'imaginer plein de choses. Mémoire autonome. Tu as beaucoup plus de prix pour moi que tout le reste du monde. Régulièrement, je sors de ma peau très vite, en éclair, pour refaire le chemin inverse, le chemin de nos deux vies. Je te revois. Je m'imagine frappant à ta porte pour te dire combien tu me manques. L'émotion sourd au ras de ma peau, la peau de l'aveugle que tu as connue. Je m'éveille à la sensation, j'écoute avec ravissement tout ce que tu me disais : « Tu es ce que j'ai rencontré de plus précieux sur terre. » A mesure que le temps passe, les détails de notre rencontre remontent du tréfonds de ma mémoire, comme les doux murmures d'une eau de source qui jaillit d'entre la roche et exaltent mon imagination. Tu n'es pas mon pays, tu es ce qui me reste de ce pays, le pays qui me colle. Amour sans mesure. Il n'y a pas d'amour véritable sans éblouissement des sens. Ainsi aimanté de ton souvenir inaltérable, je me ramifie en mille pistes pour te dire combien j'ai faim de ton amour. Dès le départ, je t'ai sentie capable de me miraculer lorsque nous avions évoqué ensemble l'espoir de voir tout le monde uni autour d'une conviction commune. Epoque heureuse. Je marche, récite machinalement des prières que personne n'entend. J'appelle sur toi, de vive voix, la faveur divine, de jour comme de nuit, au point d'oublier le lieu où je me trouve. Je répète les invocations que j'avais l'habitude de lire sur la sépulture de Youcef, ton grand-père. Tu as pris ta liberté en prenant la mienne. Combien de temps va durer mon euphorie ? Une question que je me pose assez souvent mais je pense que j'ai mieux à faire que de questionner une énigme. Au centre de rétention, il est évident que mon intérêt pour tout ce qui se passe dehors enfle de manière considérable. Je décale les perceptions, me sens aspiré, invente les contrastes, travestis le mouvement. C'est l'avantage des aveugles que de convertir la détention en tremplin de réalisations sensibles. C'est une étrange découverte de soi. Je suis ailleurs et je veux tout revivre. Au nom de tous les amoureux qui ont changé de religion, je te salue du fond de mon être, et mon salut signifie seulement fidélité. A ton seul souvenir, tout reverdit en moi, me prodigue la paix, la paix des convertis. Décidément, rien n'est plus enivrant que le souvenir. Souvenir inopiné qui prouve que notre amour vit par-delà les frontières des hommes. Circulation souterraine de grâce. Pouvoir médiumnique. Ne me disais-tu pas qu'il ne fallait, en aucun cas, négliger les rencontres concoctées par le hasard ? Et toi, tu es mon bel hasard. Ma prêtresse favorite. Jamais un homme comme moi n'aurait rêvé d'une telle rencontre. Contrairement à ce qui se dit, l'amour n'a jamais fait barrage au rêve. Je ne pouvais pas t'appeler ma femme mais je ne peux toujours pas t'appeler concubine. Tu ne l'étais pas et je n'avais aucunement cherché à lever l'ambiguïté. A l'inverse, j'ai su accorder l'amour de ma religion avec ton amour, et si péchés il y a, ils sont interdépendants, ils sont identiques, ils sont nôtres, ils sont licites lorsque nous admettons que l'amour est un, indivis et par conséquent non ségrégationniste, et qu'il appartient à toutes les religions, sans concessions. L'idéal dans la vie, vois-tu, c'est de croire en quelque chose et surtout de mettre en pratique ses croyances pour nous Gens du Livre. Ne plus en avoir, c'est se perdre, et moi, je n'ai pas envie de te perdre. Ne me fais pas de reproches ! Tu es la femme de ma vie. Je reviens de loin, je reviens d'entre les morts de l'île, une montagne pelée, coincée entre les écueils de la vie. Il est préférable, pour ne pas mourir, de contourner le vent qui enfle de manière inconsidérée pour casser le rêve et anesthésier les confidences. Je ne veux pas m'aligner dans le sens du vent, il est versatile. Et dire qu'ils ont tout fait pour que je t'efface de ma mémoire, et tous les coups étaient permis pour que ton image s'éloigne de moi. Mais rien à faire ! « Accepter l'idée d'un oubli définitif, c'est être définitivement vaincu », a dit je ne sais qui. Tu es mon pôle magnétique, ma propre totalité. J'ébauche une prière, un murmure divin destiné aux murs incorruptibles, des paroles qui s'ouvrent en fragments de pulsions, et je m'y engouffre, retrouve une sorte de révélation qui m'aide à te reconquérir et faire rejaillir notre liaison tombée en friche, retisser un amour dont on ne peut se rassasier. L'image se fait rêve, le rêve se fait tentation forte qui, à son tour, se transforme en images. Par l'image, tu sais, on fait facilement défiler le doux souvenir. Ce secret parfum que personne ne peut sentir. Je m'appuie sur mille détails comptés et décomptés pour asseoir une intériorité à l'intérieur de laquelle je me dépense sans retenue. Impossible de maîtriser les fragrances de l'amour, télégramme invisible, incompressible, bulle inaccessible à leur surveillance dans ces longs corridors nus longeant une file de hautes portes ouvertes comme des gueules de renards affamés. Imagination sans frontières ni despotes. Appels obsessionnels, ardents. Accélérations folles, vivifiantes. J'ai l'instinct de dehors, régénère mes sens pour donner naissance à une brassée multiple dans cette aventure sans date. C'est le propre de l'intuition que de faire voir. Les mots viennent à moi, ils viennent dans le désordre et la fragilité pour réinventer les nœuds de la vue. Des mots généreux comme les yeux d'un enfant, des mots qui sortent le cœur de sa cage, donnent des ailes à mon âme. Allégorie de l'éternité. Je les écris mentalement les mots, les façonne à l'aide de mon pouvoir médiumnique, les mâche comme des herbes hallucinogènes que mon compagnon de barque Abidine Hachara m'offrait « pour tenir la route et avaler les vagues », me disait-il avant que la mort ne lui donne la main. En un jour, l'homme aux herbes partagées a vu partir sa femme en compagnie de son amant parce qu'il ne pouvait assumer son devoir : l'usine avait fermé ses portes et lui, son porte-monnaie. C'est moi qui ai lu la Fatiha sur sa tombe, une des multiples tombes en modèle unique, creusée à la va-vite sur un terrain calcaire, pas loin du centre queue de chien qui nous sert de lieu de regroupement provisoire. Abidine Hachara est mort sans terre sur une citadelle barricadée de frontières. J'avais mâché quelques herbes qu'il m'avait préalablement glissées dans la poche. Zed, le directeur, qui savait tout sur tout le monde, avait assisté à la lecture de sourate Fatiha. Il avait récupéré tout ce que le défunt possédait : un briquet et un talisman que sa mère lui avait mis autour du cou pour éloigner le mauvais œil. Ronde féroce dans ces dépossessions indéfinissables. In Brûlures de Bouziane Ben Achour Roman à paraître en France