Né au lieudit Nator-Emezaiene, sur le flanc protecteur de Yemma Gouraya, dominant Béjaïa, il est issu d'une famille de cinq enfants et lui-même en aura cinq. Il passe toute son enfance de bonheur pauvre dans les quartiers du port, avec les gens de la mer et les dockers de la misère, de la résistance anticoloniale, à la solidarité si simple et au truculent langage dont le futur écrivain héritera quelque peu de la verve populaire. A dix ans, sa famille émigre à Marseille. C'est le début des pérégrinations incessantes entre les deux rives de la Méditerranée. Le poète voyagera tant entre l'Algérie et la France qu'il est impossible d'établir un calendrier de ses va-et-vient. Comme pour sa fratrie et sa descendance, le nombre cinq revient pour les grandes étapes de sa vie, comme autant de haltes créatrices d'un itinéraire où les dates marquent plus des repères que des cadres habituels de ruptures : 1962-1971 : à Bejaïa et Alger ; 1971-1990 : en France ; 1990-1993 : de nouveau à Alger ; 1993-1997 : derechef en France ; 1997-2003 : retour définitif à Alger. A la veille de l'indépendance, soit en juin 1962, Azeggagh revient à Béjaïa où il enseigne en tant qu'instituteur. Avoir 20 ans en Algérie indépendante et une telle responsabilité, quel bonheur pour un poète qui adore les enfants ! Lui qui taquinait déjà la muse, savait-il que sa poésie sera un jour de classe, dans le double sens du mot : appartenance poético-idéologique et récitation pour enfants ? En 1963, le poète en herbe, qui écrivait depuis l'âge de 14 ans, débarque à Alger. Et c'est le début de son aventure dans un registre d'écriture binaire auquel il restera fidèle : la poésie qui aide à vivre et le journalisme nourricier. Se préoccupant uniquement de culture, il publie des articles sur les auteurs algériens dans Alger Républicain et Alger, Ce Soir avant d'intégrer rapidement l'APS. Mais le passage par Alger, où règne une effervescence intellectuelle rendant un réel possible en Algérie nouvelle, marque surtout sa poésie. La fréquentation des écrivains, artistes et intellectuels, gravitant autour du Théâtre national algérien dirigé alors par Mohamed Boudia ou du siège tout proche de l'Union des écrivains algériens, présidée par Mouloud Mammeri secondé par Jean Sénac – qui, tous deux, encouragent ce jeune membre –, l'amènent à publier ses premières poésies dans la première revue culturelle algérienne qui connaîtra quatre livraisons, Novembre(1). Le ton est donné : prise de la parole pour la liberté et l'espoir d'une sentinelle vigilante, n'oubliant ni l'enfance ni l'invincible fuite du temps. A son corps défendant, Azeggagh rejoint cette première génération de jeunes poètes de l'Algérie postcoloniale, cette fameuse génération 1964, pourrait-on dire, après celle des aînés de 1954, selon l'expression d'Henri Kréa.
En effet, cette année-là a vu la publication de Mourad Bourboune, Le Pèlerinage païen, et de Hamou Belhalfaoui, Soleil Vertical, tous poètes contestataires, auxquels s'ajoutent Azeggagh et Rachid Boudjedra, que Sénac publiera et célébrera à travers récitals, émissions radiophoniques et toutes ses anthologies. Ahmed Azeggagh participe également à son premier débat (Culture nationale et culture révolutionnaire ), avec Bachir Hadj Ali, Mohamed Boudia et Mohamed Khadda, publié en juin 1965 dans la revue française de gauche, Démocratie Nouvelle. Si Azeggagh est très discret sur sa vie privée, il l'est encore plus sur son action militante très individuelle, lui que quelques amis surnomment malicieusement «Le Rouge», en référence à son patronyme berbère. Après le coup d'Etat du 19 juin 1965, il fait un séjour en Tunisie pour revenir quelques mois après à Alger. D'autres voyages ont été faits dans un cadre politique, notamment au Proche-Orient, du fait de son amitié irriguée par le militantisme de Mohamed Boudia, tous deux fortement engagés pour la cause palestinienne. L'année 1966 est faste pour lui. Il édite un volume de poésies, Chacun son métier, et un roman, L'Héritage. Le recueil de poèmes est publié dans la collection «Poésie sur tous les fronts», créée par Jean Sénac à la SNED. Il constitue le second de la série après Pour ne plus rêver, de Rachid Boudjedra au titre très éluardien. On peut caractériser la poétique d'Azeggagh en trois volets qui resteront récurrents : une dénonciation et un refus d'obéir au langage convenu des faux moralisateurs, la compassion pour ceux qui souffrent, l'amour dont celui de l'enfance et de l'attachement à sa ville natale. L'Héritage est un récit entrecoupé de poèmes. Un narrateur de 19 ans, sans identité, confesse à son alter ego, Djamel, sa quête d'une femme (Christiane ? Josy ? Gigi morte ?). De Bougie, il part à sa recherche en France (Grenoble, Marseille, Cannes) et finit par retrouver son père devenu fou et sa mère dominatrice. «Les héritages ne se racontent pas, ça se lègue», exulte le narrateur qui, pour son passage à l'âge adulte, brouille le langage et le cadre spatio-temporel. C'est un écrit méconnu d'une étonnante originalité, celui du désenchantement d'une génération en pleine pérégrination entre le réel et l'imaginaire. De l'activité journalistique d'Azeggagh, mentionnons qu'il a eu «droit à la parole», selon un vers du poète espagnol Blas de Otero repris comme titre d'entretien de l'auteur dans la page culturelle d'An Nasr (11 février 1967), alors dirigée, à Constantine, par son ami Malek Haddad, qu'il seconda de février à juin 1967. Retenons sa collaboration, à compter de 1968, à Révolution Africaine et d'octobre 1967 à septembre 1971, sa publication de quantité de contes et nouvelles dans Algérie-Actualités dont Viêtnam en Palestine et le 6 septembre 1970, sur le drame du peuple palestinien qui a meurtri le cœur de l'écrivain et de l'homme. Une décennie à peine après l'indépendance, en 1970, Azeggagh s'exile de nouveau en France. Il réside à Paris où il prend attache avec les milieux intellectuels de gauche. En vingt ans de séjour, il publie très peu dans les journaux et revues parisiennes. Dans le spécial «Littérature algérienne» de la revue Europe (n°567-568, juillet-août 1976), il donne un poème qui sonne juste, Outre-mer. A la mort de Mouloud Mammeri, il offre une poésie non panégyrique mais de belle humanité au fondateur de la revue Awal (n°6-7, 1990). En revanche, c'est une période prolifique en matière éditoriale puisqu'il publie successivement deux recueils de poésie et une pièce de théâtre chez Quatre Vents Editeur (lequel sera repris en 1987 pour devenir les Editions de Quatre-Vents). L'ensemble poétique, Les Récifs du silence (1974, dédié à Mohamed Boudia) et Duel à l'ombre du grand A (1979, comprenant deux parties, dont un chapitre réservé aux «Enfants de Palestine»), prolonge les thèmes précédents de l'auteur : une véhémente imprécation d'un rêveur lucide et une confidence d'un être de douleur muette et d'espoir sublimé car, «écrire n'est rien si construire suffit». Quant à République des ombres (1976), c'est une pièce de théâtre dont le cadre habituel de dramaturgie est éclaté. L'action se déroule en Mélikie, un pays imaginaire où l'on n'a que le droit d'applaudir, faute de quoi «on est retiré de la circulation et livré aux mains des soldats de la nuit». Années 1980, deux décennies après l'indépendance, la quarantaine entamée, Ahmed Azeggagh, en France, ne peut éprouver que de l'amertume pour le présent algérien et de la nostalgie pour sa jeunesse algéroise. Le baby- boom de l'indépendance a vingt ans et est déjà guetté par le chômage et la malvie. Il en témoigne en 1986 dans (Re)trouvailles. Algérie : 1984-1986, un récit, Extrait de fragments d'un non emploi du temps, et en 1987 dans Blanc c'est blanc, textes poétiques de haute tenue. Dans cette optique, deux de ses pièces, Le Temps des araignées (inédite) et République des ombres sont mises en scène par la Compagnie de théâtre Hamma Miliani, en 1981, à Paris, au théâtre des Amandiers. En 1990, avec l'ouverture de l'Algérie vers plus de liberté d'expression et… d'inconnu, Azeggagh fait un retour rapide à Alger, le temps d'une halte, car devant la violence qui commence à gangrener le pays («La parole est aux larmes/la mort fait son métier»), c'est de nouveau l'exil en France. Il y publie très peu, mais écrit beaucoup dans un perpétuel désordre, amorçant des textes vite abandonnés, pour d'autres à peine ébauchés. Cependant, les «choses étaient cuites», comme il le souligne dans un dernier entretien accordé à la presse algérienne(2). Le silence est plus que jamais une forme d'écriture chez le discret Azeggagh. En 1997, suite au décès d'un de ses frères, Azeggagh est de nouveau en Algérie qu'il ne quittera guère. Il revient à son amour de jeunesse, le journalisme, en dirigeant l'éphémère revue Escales (deux livraisons en 1997-1998), des Editions Marinoor, puis en entrant dans l'équipe du journal Algérie Hebdo, dirigé par Mouloud Lounaouci. C'est là que je l'ai connu. Je revois sa frêle silhouette de jeune homme en blue-jean, longeant le haut de la rue Didouche Mourad, à l'entrée du siège de l'hebdomadaire, au regard du Sacré-Cœur. Parlant exclusivement de poésie, nous ne pouvions pas ne pas évoquer Sénac, Azeggagh reconnaissant sa dette envers lui, bien qu'ils se brouillèrent pour un article critique du puîné sur le recueil Citoyens de beauté de l'aîné(3). Cependant, ils gardèrent tous deux une estime réciproque, chacun reconnaissant le talent de l'autre. En dépit de son constant demi-sourire (adroit, matois ou narquois, selon les circonstances et les personnes), le poète est devenu amer, frappé par la fatalité du destin, ses illusions brisées et ses rêves déçus. Vers la fin de sa vie, il évoque sa destinée avec une intuition remarquablement prémonitoire, dont seuls les saints et leurs pairs laïcs les poètes ont le secret : «Je n'attends plus la poésie/ Je sais qu'elle dort ailleurs/ Un matin proche/ Je partirai aussi/ Quelques regards se voileront/ Quelques poings se crisperont/ Et l'horizon suivra son cours…»(4). Qu'Ahmed Azeggagh se rassure. Si son poème L'Aveugle et l'oiseau a figuré dans les manuels scolaires nationaux et circule actuellement sur la fée Internet, il y aura toujours des amoureux de la poésie – ces fous lucides – qui le liront. Dans cette âpre espérance, il est heureux que Béjaïa célèbre, pour la seconde fois depuis 2005, son enfant prodigue en paroles et prodige en mots. Nous serons davantage comblés quand un éditeur algérien consciencieux reprendra l'ensemble de l'œuvre, (cinq recueils de poèmes, un roman, une pièce de théâtre, sans compter les inédits), d'un éternel adolescent, d'un homme qui n'a pas démérité, d'une âme noble, d'un homme. -(1) Novembre, n° 2, juin-août 1964 et n° 3, octobre-novembre 1964. (2) La Tribune, 29 juin 1997. -(3) Révolution Africaine, n° 256, 11-17 janvier 1968 -(4) Ali El Hadj Tahar, Encyclopédie de la poésie algérienne de langue française (1930-2008), tome 1, Alger, Editions Dalimen, 2009, p 217.