Intervenue dans la foulée des réformes annoncées par le président de la République pour calmer la tension que connaît le pays sur le plan social et politique depuis le début de 2011, cette décision, bien que majoritairement saluée demeure toutefois problématique. D'aucuns se demandent, en effet, si les magistrats sont suffisamment outillés pour concrétiser cette dépénalisation sur le terrain et si cette dernière signifie pour autant la fin de tous les problèmes dans lesquelles les entreprises publiques sont régulièrement plongées notamment sur le plan managérial. Jusque-là, le climat de suspicion autour des gestionnaires des entreprises et autres établissements publics était devenu tel que plus personne n'osait prendre de décision. Un juriste nous a même déclaré que «la présomption d'innocence s'est transformée en présomption de culpabilité». Pourtant certains estiment que le maintien jusque-là de la pénalisation de l'acte de gestion est relativement justifié «car lorsqu'il s'agit de corruption, de malversation ou de détournements en flagrant délit, la société a besoin d'être protégée», soutient Mohamed Bahloul, directeur de l'IDRH Oran (institut de développement des ressources humaines) dans une déclaration à El Watan Economie. Toute la problématique réside dans le fait de trouver l'équilibre entre «la liberté d'entreprendre de prendre des risques, d'innover, de développer une stratégie d'entreprise, d'un côté et la sécurité des droits de propriété, de l'autre». Comme l'a souligné le président du Forum des chefs d'entreprises, Reda Hamiani, les managers «avaient des marges de manoeuvre très restreintes dans la mesure où, à chaque prise de risque, ils encourent de graves peines au plan pénal». Or, explique M. Bahloul, «le premier métier d'un chef d'entreprise c'est la prise de risque. C'est-à-dire l'innovation, anticipation, etc., et si on n'a pas ce métier, quelque soit le degré de dépénalisation, l'entreprise algérienne n'avancera pas ». Impact mineur Faut-il pour autant s'attendre à des miracles, après la décision de dépénalisation ? Ahmed Koudri, professeur d'économie à l'université d'Alger, nous affirme que «la dépénalisation de l'acte de gestion ne pourrait qu'avoir une incidence mineure, marginale sur la pratique de management des entreprises publiques». Deux raisons expliquent, selon lui, ce scepticisme ; d'abord, «la pratique courante veut que les dirigeants s'appliquent à gérer au mieux les ressources matérielles, humaines et financières et à défendre les intérêts de l'entreprise. Maintenant s'il y a volonté délibérée de nuire, il n'y a aucune raison pour que ce délit ne soit pas sanctionné par la justice au même titre que d'autres délits commis sous d'autres cieux». «Les détournements et autres délits constatés dans le secteur public ont longtemps été abusivement et pudiquement appelés mauvaise gestion», fait-t-il remarquer. Ensuite, explique M. Koudri, «les résultats de l'entreprise, son efficacité (résultats comparés aux objectifs) et son efficience (résultats comparés aux moyens mis en œuvre) ne dépendent pas des seules compétences et capacités du manager, loin delà. Autrement dit, il n'y a pas de corrélation directe entre résultats de l'entreprise et qualités managériales». Selon lui, «la rentabilité de l'entreprise se trouve prédéterminée par celle du secteur d'activité auquel elle appartient et les conditions concurrentielles qui y prévalent». En outre, se défaire de la pression judiciaire ne garantit pas la dépendance vis-à-vis de la pression politique. Selon M. Bahloul, «la réglementation n'est pas précise concernant ce qu'on appelle les fautes de gestion». Il estime possible que «le législateur reste trop généraliste pour donner plus de liberté aux juges et aux pouvoirs publics d'agir en tant que partie prenante externe à la vie de l'entreprise». Pressions politiques De ce fait, «l'Etat, à travers le législateur, se réserve le droit d'intervention presque régalien sur les affaires de l'entreprise. A tout moment, il peut intervenir à travers un contrôle ou une responsabilisation d'une manière ou d'une autre du chef d'entreprise», explique-t-il. Si pour le secteur privé, le soulagement avec la décision de dépénalisation est grand dans la mesure où «il s'agit de la levée de la contrainte dans laquelle les banques se drapaient pour ne pas donner de crédit aux entreprises », selon Habib Yousfi, président de la Confédération générale des entrepreneurs algériens, pour le secteur économique public, les problèmes sont loin d'être complètement réglés. Pour M. Koudri, «le vrai problème se trouve au niveau de la gouvernance de l'entreprise publique». Le premier responsable de l'entreprise, à savoir le PDG « a théoriquement un mandat de président du conseil d'administration lequel constitue la structure idoine pour le contrôle interne», explique-t-il. Il s'agit, selon lui, de s'interroger, pourquoi ce conseil est «à ce point défaillant ?». Par ailleurs, rappelle-t-il « les PDG des entreprises publiques ne sont pas élus par le conseil d'administration, ni choisis selon les critères du marché. Leur choix s'opère dans la plus stricte opacité, sur des bases clientélistes ». Du coup, dit-il, «l'armature institutionnelle n'est que formelle et les risques de se tromper sont élevés». A partir de là, «la défaillance, avant d'être personnelle, est institutionnelle», conclut-il. Comment s'assurer dans ces conditions que la dépénalisation ne conduise pas à une prise de risque démesurée. Le risque existe selon M. Bahloul car «quand la contrainte pénale est levée, il peut y avoir une approche laxiste de la gestion du patrimoine de l'entreprise qui peut être une atteinte au droit de propriété». L'essentiel dans ce cas est de faire que « le contrôle d'efficacité économique soit systémique et incrusté dans la vie de l'entreprise, que la réglementation soit claire et que le contrôle horizontal lié aux acteurs propres de l'entreprise soit renforcé». En somme si la rationalisation de la sanction sur un plan juridique de l'activité du dirigeant d'entreprise est nécessaire, il reste qu'il y a encore «tout un travail à faire pour renforcer les capacités de management des entreprises à développer des risques rationnels qui ne les mettent pas en péril », selon le directeur de l'IDRH. Or, en Algérie, où «il n'y a même pas de contrôle interne ou d'audit régulier, les entreprises sont toujours exposées à des risques majeurs qui peuvent être une catastrophe», conclut-il.