Rares sont les peintres qui écrivent. En dehors de son œuvre, Mohamed Khadda se distingue aussi pour avoir accompagné sa pratique artistique de textes où se mêlent réflexions, notes de travail et présentations de ses créations. Il a publié plusieurs essais, repères précieux, sur l'art et la culture dans notre pays : Eléments pour un art nouveau, 1, écrit en 1967 avec la poétesse algérienne Anna Gréki ; Eléments pour un art nouveau, 2 (SNED, Alger, 1972) ; Feuillets épars liés (recueil de textes, SNED, Alger, 1983). En 1987, il signe les textes de l'ouvrage que lui consacrent les éditions Bouchène. On lui doit également des préfaces ainsi que de nombreuses contributions dans la presse nationale et internationale et diverses communications. Quand on sait le parcours difficile qui l'a empêché de poursuivre ses études, on mesure l'effort admirable que cet homme a consenti pour maîtriser l'expression écrite et parvenir même à l'élégance poétique ou à la profondeur philosophique et ce, avec la même soif de dire que dans ses toiles. L'APPEL ET L'ECHO «Béni soit le moment où une question, sans doute latente, affleure au niveau du conscient, prend forme et se pose. Se mettent alors en branle ces merveilleux rouages de l'intelligence et de la mémoire pour tenter d'y répondre. En art – mais est-ce une spécificité de l'art ? – il y a rarement cet ordre immuable, cette préséance où la question précède toujours la réponse. Le moindre croquis est à la fois une question et sa réponse, toutes deux imprécises. Et le travail qui s'amorce n'est qu'une suite de dépouillements. Elaguer, séparer les ronces de leurs reflets imbriqués ou, au mieux, établir entre l'appel et son écho des rapports cohérents. Mais d'innombrables figures à l'affût d'une faille s'y insinuent, s'engouffrent et dévient le projet. Ici un bleu réclame un vert… vague idée d'armoise et de senteurs marines, là cette verticale, alif, demande sa voyelle diacritique… mais qui donc convoque ces éboulis de bruns, ocre et terre ? La matière omniprésente est, bien sûr, alchimie mais surtout vive mémoire, elle s'implique dans le processus, impose ses exigences et détermine la forme même du questionnement. Si bien qu'une œuvre considérée comme aboutie n'est souvent qu'un réseau d'offres et de demandes, qu'une question béante». (Notes, 1980) EMPREINTES SUR PIERRE «Un projet de monument à M'sila, longues rêveries sur les pierres. Des pierres de la région qui ont la patience des êtres et des choses des Hauts-Plateaux et qui ont coutume de résister aux rigueurs du climat. Des pierres imprégnées jusqu'à l'âme de cette ocre qui poudre tout et qui rend âpre le paysage. Déambulations… puis la proximité relative des Monts du Tassili allait peu à peu faire germer – comme par contamination – le besoin de retrouver l'art des ancêtres : graver la pierre, y laisser une empreinte, un seul signe. L'idée de déraciner et de transplanter un énorme rocher, de le dresser sur la place, au centre de la ville, m'occupa longtemps l'esprit. Je fis part de ce projet, cela parut saugrenu, on me dit sa réalisation coûteuse. Mais, têtue, l'idée se transforma en une autre. Supposons une technique inverse : fabriquer la masse au lieu d'en partir, couler du béton. Mais que je dise d'abord brièvement ce qu'est le béton. Un mélange de ciment, de gravier, de sable et d'eau. Ce magma se verse dans un coffrage dont il épouse les formes, il emplit les vides de ce moule, de cette matrice. On décoffre après plusieurs jours de séchage. Cette explication technique me semble importante. Car nous savons que les hommes taillaient et taillent encore la pierre. A notre époque, l'homme inverse le cours de cette pratique millénaire. Il conçoit au préalable la pierre dans sa densité, dans sa forme, dans sa couleur puis la concrétise ensuite. Cela semble prodigieux. Bien entendu, le béton détermine ses pratiques, un trait gravé doit être un relief dans le coffrage pour apparaître en creux sur le béton. Un travail au négatif». (Notes de chantier, M'sila, 1980). LA PRETENTION DE DURER «On ne sait qui du peint ou du gravé précède ; querelle de clercs sans doute, mais qui n'est pas sans importance. Ainsi, si l'on convient que l'initial est le simple et le sobre, un fragment de silex tranchant, sa trace sur la roche, servirait d'incipit à toute l'histoire de l'art. Le burin est un outil franc, il force à l'ascétisme et graver est un métier du silence patient, du recueillement presque. Du caillou au burin, par-delà les âges, la similitude d'une pratique impose à la quête présente l'incommensurable mémoire du passé. Retrouver et parfaire les gestes de l'Ancêtre est toujours une exigence. Faire nôtre l'infinie patience de l'homme qui, silex au poing, entame la roche, approfondit le sillon, polit le glyphe. Gestes de la plus haute paix, harassants comme des labours en rocaille : fécond défi de l'artiste. Refaire les pas de l'Ancien, poursuivre — identification critique — le cours d'une faille sur le roc, négocier ses méandres et rendre à une ligne son confluent. Etre attentif au grain de la pierre, palper sa porosité de manière à mieux apprécier l'angle de taille. La matière aussi s'apprivoise. Placer le croisement de deux lignes au carrefour propice, peut-être là où le ton se rompt et s'oxyde le grès et qui fait bicolores les boeufs de Jebbaren. Héritage et filiation millénaires qui restituent à l'histoire ce qui est légende, celle des hommes qui continuent des hommes en un incessant apprentissage. Il n'est pas question d'économiser ces chemins qui montent et un pèlerinage au Tassili n'est qu'un nécessaire voyage au bout de la mémoire. Non pas vaine nostalgie mais active traversée pour en faire surgir des résonances nouvelles, bouleverser la sérénité des redites tranquilles. Evoquer l'aventure des pierres, c'est à peine un détour pour dire le métal, le bois, l'argile et les autres matières où l'homme s'investit. Laisser ses traces, tel cet enfant sur la plage qui s'applique à marquer profondément ses pas sur le sable… L'adulte a cette prétention de rendre visible, de dire, de durer». (Extrait d'une présentation d'exposition de gravures, 1985). IMPRESSIONS «Voilà un coteau éclaboussé de lumière dorée et rasante, celle d'une fin d'après-midi d'été. Le chant des cigales, entêtant et persistant, submerge le paysage et ses stridences, insidieusement, viennent subvertir et altérer les couleurs. L'ocre du tuf vire au soufre, le calcaire s'oxyde et bleuit, le bleu du ciel se plombe… Je rencontre là un vieux problème : être attentif à toutes les interférences, prendre les sons au sérieux et tenter de rendre la musique. Je contemple sur une poterie berbère la fine stylisation d'un frêne, hiératique, totem et talisman. Cela me reporte à l'arbre, confident privilégié des femmes kabyles. A ses basses branches, frémissent au vent amulettes, ex-voto, rubans : exorcismes pour que se comble une solitude, s'estompe un mal ou prenne fin l'exil. L'arbre et sa représentation se mirent, narcisses en magie… Le faîte de l'arbre, lui, est halte propice aux oiseaux migrateurs ; à des années de distance le lavis intitulé Le vieux frêne et l'aquarelle Rendez-vous des vanneaux se répondent en écho, divulguent la constance aux préceptes du clan. Des traces du calame sur le papier, quelles que soient leurs formes, nous situent dans cette aire qui va du Maghreb au Machreq. Elégance, régularité du flexible roseau, il semble que le dessin en ce monde arabe soit toujours assujetti à l'écrit. Inversement, dès lors qu'on use d'un pinceau, l'outil nous déporte plus à l'est encore. Tout signe évoque la Chine ou les îles du Levant. Infinies variations et densités d'un même trait, là le peint précède et informe l'écrit. Et l'outil est là, inerte sur le bord de la table, en attente dans son humilité, maître de multiples possibles… «Noir sur blanc» se veut l'expression d'une évidence qui n'est, somme toute, qu'un parti pris des plus discutables, réducteurs. Une impression noire sur le papier, outrageusement et chimiquement blanchi, heurte, agresse et fatigue inutilement la vue. Par contre combien est douce et reposante l'harmonie de l'encre brune (smagh) sur le papier écru… préparation à la connivence et à la confidence. Le bleu de syrte, le sel et la nacre, l'iode et le thym sont des jalons sur la côte, repères pour les criques calmes où les pierres sont continuellement lavées. De môles en falaise en passant par les éboulis d'un cap qui s'effrite et se disperse, parvenir au pied du Dahra vert d'armoise, juste au méridien zéro. Les algues dessinent des forêts, les galets loquaces nous prennent pour confidents…. Comme «un chant conservé dans la gorge» l'aquarelle s'exhale, doucement, spontanément dans le ruissellement de l'eau et des pigments colorés. Et si elle vient de l'intelligence, seule une puissante charge affective la propulse hors de la spirale aléatoire de la figuration». (Extraits du catalogue pour une exposition d'aquarelles, 1986).
Ces textes sont tirés du catalogue de l'exposition Khadda au Mama d'Alger qui s'achève le 30 juin 2011. Le titre «La prétention de durer» est de la rédaction.