L'affaire de la plainte du RCD déposée auprès du tribunal de Bir Mourad Raïs contre le chef de l'Etat et le chef du gouvernement constitue, convient-il de le souligner, sinon une première, à tout le moins une action rarissime dans les annales politico-judiciaires de notre pays. Il n'est pas courant, en effet, de voir nos hauts responsables, particulièrement ceux hissés à un certain rang dans la hiérarchie (ministres, Premier ministre, députés, sénateurs, généraux, walis…) de se voir poursuivis pour répondre de leur gestion ou pour quelque autre affaire que ce soit, en rapport ou non avec leur fonction. C'est même tabou. Si l'on épluchait toutes les archives de nos greffes cumulées depuis l'indépendance, il serait bien difficile de trouver trace d'une audience où un « gros bonnet » aurait comparu devant un tribunal, en tout cas pas dans l'exercice de ses fonctions. Même en consentant un grand effort de mémoire, les (rares) affaires qui ressortent sont toujours les mêmes : l'affaire Belloucif, l'épisode des démêlés de Bouteflika avec la Cour des comptes, l'affaire Hadj Bettou, l'affaire des cadres gestionnaires sous le premier « mandat » d'Ouyahia, l'affaire de quelques walis qui eurent maille à partir avec la justice (l'ex-wali de Blida, l'ancien wali d'Oran, etc). Sans oublier bien sûr l'affaire Khalifa. Pour ne nous en tenir qu'à ce dernier scandale qu'Ouyahia lui-même a qualifié d'« escroquerie du siècle », il est utile de rappeler qu'il avait donné lieu au procès le plus retentissant et le plus médiatique de ces dernières années. Mais, à bien y regarder, combien de hautes personnalités, occupant les plus hautes fonctions de l'Etat, ont été appelées à la barre pour s'expliquer sur les dessous de cette grosse mascarade politico-financière ? Certes, quelques noms qui auront été les têtes d'affiche de ce « big trial », ont tout de même « daigné » faire le déplacement au tribunal criminel de Blida où l'affaire a été jugée. Nous devons nous empresser de rappeler que ces augustes commis de l'Etat furent entendus à titre de témoins. Citons, pêle-mêle, Mourad Medelci, alors ministre des Finances, Mohamed Terbèche, autre premier argentier du pays mais qui n'était plus en exercice lors du procès, Djamel Ould Abbès, ministre de la Solidarité, Abdelmadjid Tebboune, ancien ministre de l'Habitat, le gouverneur de la Banque d'Algérie Mohamed Laksaci, ou encore le patron de l'UGTA, Abdelmadjid Sidi-Saïd. Une belle brochette de pontes donc… Pourtant, au terme de deux mois d'audiences aussi émouvantes que spectaculaires, aucune personnalité du sérail ne sera inquiétée, tempérant par là même les ardeurs de ceux qui y voyaient un peu trop vite un procès « exemplaire » qui aurait la vertu de ramener une ribambelle d'apparatchiks aux dimensions de « simples justiciables ». Il suffit de voir les verdicts qui sont tombés, et surtout les têtes qui ont été conduites à l'abattoir. Bouteflika intouchable Pour revenir à l'action en justice lancée par le RCD contre le n°1 et le n°2 de l'Exécutif, la formation de Saïd Sadi avait annoncé dans un premier temps le refus du parquet de Bir Mourad Raïs d'enregistrer la double plainte du parti. Signalons que ces plaintes ont été déposées contre Abdelaziz Bouteflika pour « abus des biens de l'Etat » pendant la campagne présidentielle d'avril 2009, et contre le Premier ministre Ahmed Ouyahia pour avoir traité les partisans du boycott de « traîtres ». Le parquet de Bir Mourad Raïs a réagi par la voix du procureur Bouderbali qui, dans un communiqué rendu public ce mardi, a précisé que les plaintes du RCD ont bel et bien été enregistrées, précisément le 31 août, en soulignant que « les deux plaintes sont présentement à l'étude (…). Les suites légales qui leur seront réservées seront communiquées à leur auteur au moment opportun, selon les voies d'usage et conformément à la loi ». Si l'opinion ne se fait guère d'illusions quant au traitement qui sera réservé à cette affaire, toujours est-il que l'initiative du RCD est à saluer. Nonobstant la qualité et la fonction des personnalités mises en cause, il est un argument de forme avancé par les juristes dans le cas des plaintes déposées contre le chef de l'Etat, dont il convient, insistent-ils, de tenir compte : l'immunité du président de la République. « La Constitution est claire : le chef de l'Etat ne peut être poursuivi qu'en cas de haute trahison, auquel cas, il comparaît devant une juridiction spéciale », a tenu à préciser un avocat contacté par nos soins. « Cela est valable pour tous les pays du monde », ajoute-t-il en évoquant dans la foulée la procédure appelée « impeachment » (mise en accusation) en usage aux Etats-Unis pour destituer le président ou quelque haute figure institutionnelle. Un préalable : l'indépendance de la justice Pour sa part, le président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, maître Mustapha Bouchachi, a indiqué, dans un entretien téléphonique, que « dans la législation algérienne, chaque citoyen a le droit de saisir la justice contre un ministre, un Premier ministre ou un député ». Ceci pour le principe. Interrogé sur la frontière entre « immunité » et « impunité », Me Bouchachi explique que « s'il y a immunité, il y a une procédure de levée de cette immunité. Lorsque la plainte est déposée, la justice n'a pas le droit de rejeter la plainte. Si par exemple on a affaire à un député, on peut procéder à une levée de l'immunité en saisissant l'Assemblée nationale afin de permettre le déclenchement de l'action publique ». Le parquet peut-il « s'autosaisir » quand un scandale éclaboussant quelque haut fonctionnaire de l'Etat et en rapport direct avec sa gestion, est révélé au grand jour par voie de presse ou par quelque autre canal ? La réponse du président de la LADDH est sans appel : « Le parquet a le devoir d'ouvrir une enquête chaque fois qu'une information lui parvient, sur les affaires de corruption ou autres, par le biais de la presse ou par le fait d'un simple citoyen. Malheureusement, ce que nous constatons est que le parquet n'agit pas lorsque l'information en question met en cause des symboles du régime. » Et de plaider en faveur d'une indépendance réelle de la justice, sans laquelle, aucun gouvernant ou quelque nabab jouissant de protections officielles, ne peut être poursuivi pour ses abus. « Force est de convenir que nous n'avons pas une justice indépendante. Et cela ne peut être acquis sans une réforme de la justice qui, elle-même, exige l'édification d'un Etat démocratique fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs. Sans démocratie, sans un Etat de droit, il ne peut pas y avoir de justice indépendante dans notre pays », prévient Me Bouchachi. Il est bien triste de constater que l'indépendance de la justice n'est pas dans les mœurs, encore moins dans l'agenda, du « système Bouteflika ». Notre confrère El Khabar Hebdo vient de consacrer sa dernière une à un scandale financier qui aurait entaché la gestion de Saïd Barkat, l'un des hommes-clés du président, au moment où il était à la tête de l'agriculture. Quelles suites pourrait-on attendre de ce genre de révélations et les dizaines d'autres que fait régulièrement la presse ? Qui doit répondre du sang des 126 victimes des événements de Kabylie ? Sans citer la série ignominieuse des assassinats politiques. A commencer par la liquidation de Mohamed Boudiaf, un crime d'Etat qui n'a sanctionné aucun des hauts responsables civils ou militaires qui étaient en poste en juin 1992. Mais il est vrai que chaque procès, chaque enquête, sur l'une ou l'autre de ces affaires peu glorieuses, s'avère être une boîte de Pandore que Bouteflika et sa cour veillent scrupuleusement à ne jamais ouvrir…