I. La Constituante tunisienne et les perspectives de la montée des islamistes Les Tunisiens vont élire, le 23 octobre 2011, l'Assemblée constituante qui va préparer une nouvelle Constitution pour la deuxième République. Cette Assemblée va comprendre 217 sièges ; 1523 listes électorales ont déjà été présentées. Les têtes de liste comprennent 93% des hommes et 7% de femmes.La durée d'existence de cette Assemblée ne pourrait dépasser une année. Celle-ci aura pour rôle de désigner un président de la République et un Premier ministre pour cette période transitoire d'une année. En 2012, des élections présidentielle et parlementaires seront organisées selon la nouvelle Constitution. Il existe actuellement en Tunisie 117 partis politiques, dont le tiers a des interférences et des relations étroites avec l'ancien régime de Ben Ali. Cinq ou six partis sont d'obédience islamiste et le reste appartient à des tendances libérales, social-démocratie, gauche et des nationalistes arabes ou des centristes.Les derniers sondages donnent une moyenne de 20 à 25% des intentions de vote aux islamistes d'Ennahda. Les libéraux réunis pourraient atteindre le taux de 35% des votes. La gauche pourrait avoir entre 10 et 12% de voix. Les partis panarabes pourraient atteindre le score de 5%. Les partis proches de l'ancien régime ne pourraient, tous réunis, dépasser les 10% des intentions de vote. Le reste sera réparti entre les listes des petits partis nouvellement créés et les listes indépendantes qui constituent 43% de la totalité des listes. – Après l'incident de Nessma TV, des observateurs craignent une ascension de la popularité d'Ennahda. Mais les manifestations parallèles anti-salafistes, qui eurent lieu dimanche 16 octobre 2011, gardent toujours l'ancien score. Certains observateurs parlent d'une surestimation de la force des islamistes (on note dans les derniers sondages que 49% des Tunisiens n'ont pas encore fait leur choix, ils restent indécis et peut-être s'orienteront-ils vers les listes indépendantes ?). Les islamistes d'Ennahda tiennent toutefois un discours politiquement avancé et idéologiquement salafiste, conservateur et populiste. De nombreux observateurs tendent à lui imputer une tendance antidémocratique (la démocratie étant un moyen et non une fin en soi). – Le double langage d'Ennahda est souvent évoqué par les partis adverses et de nombreux intellectuels s'inquiètent, ainsi qu'une bonne partie de l'électorat, y compris les jeunes. – Les islamistes d'Ennahda ont présenté récemment leur programme politique, économique et social, on note qu'il y a des lacunes concernant les priorités économiques et les solutions suggérées pour résoudre le chômage. – La campagne électorale n'arrive pas à attirer l'attention des Tunisiens, y compris les islamistes (on note à cet égard des promesses présentées par certains candidats qui relèvent de chimères beaucoup plus que de la réalité). – Les réactions violentes liées à la projection du film Persépolis à la chaîne Nessma TV ont été interprétées comme une manœuvre pour détourner l'opinion publique des véritables problèmes dont souffre le pays, à l'exemple du chômage et de l'insécurité. – Les libéraux, considérés comme les seuls rivaux des islamistes, pourraient constituer une force réelle, capable de réduire leur popularité. Le programme des libéraux repose sur des poncifs d'une démocratie pluraliste, une sécularisation non hostile à la religion et une nette séparation entre le politique et le religieux (on cite parmi eux le Parti démocrate progressiste (PDP) de Nejib Chebbi, le Forum pour les libertés et le travail (FDTL) de Mustafa Ben Jaâfar et l'Union nationale libre (UPL) de Slim Riahi). – On évoque actuellement l'éventualité de la formation d'un gouvernement de coalition nationale regroupant des islamistes, des libéraux et quelques personnalités de gauche.
II. Les élections traduisent-elles réellement les attentes des jeunes ? – Les jeunes sont les principaux artisans de la révolution tunisienne. Ils sont dans leur majorité indépendants et avaient joué un rôle important dans les sit-in et dans la chute des deux gouvernements de Mohamed Ghannouchi. Mais actuellement, ils deviennent de plus en plus sceptiques en raison des querelles partisanes, et ce, en l'absence d'une stratégie gouvernementale concernant la création d'emplois. – Les jeunes évitent de s'impliquer dans les luttes entre les tendances religieuses et politiques, ils préfèrent y substituer un débat national sur les différentes questions qui intéressent la jeunesse, à l'exemple de la réforme de l'enseignement, les perspectives d'emploi, les moyens de divertissement.
III.L'impact des élections de la Constituante sur le monde arabe (Egypte, Libye…) – Les risques de fraude dans ces élections s'amenuisent et deviennent un peu difficiles. Le ministère de l'Intérieur a cédé sa place au profit du Comité supérieur des élections, présidé par Kamel Djendoubi, un opposant virulent à l'ancien régime, d'autant plus qu'il y aura des centaines d'observateurs internationaux afin de contrôler les différentes opérations électorales. – L'impact de ces élections sur le monde arabe sera important, voire décisif à plusieurs égards : – Le premier impactconcerne l'Egypte et la Libye qui n'ont pas encore organisé leurs élections : la réussite des élections tunisiennes va confirmer qu'une démocratie réelle et pluraliste pourrait servir de modèle à suivre, surtout pour un pays arabo-musulman longtemps soumis au despotisme. Dans ce sens, les élections tunisiennes donneront peut-être la preuve qu'à travers une véritable démocratie, toutes les questions liées à la justice sociale, à l'épanouissement culturel, à la participation citoyenne seront au cœur des changements qui vont s'opérer aussi en Egypte et en Libye, particulièrement après la fin tragique d'El Gueddafi. On a cru entendre le CNT libyen, par la voix de M. Abdeljelil, évoquer un processus de changement démocratique quasiment copié sur le modèle tunisien : gouvernement de transition, élection d'une Constituante, élection d'un parlement et élection présidentielle. De nos jours, une démocratie sans justice sociale engendre automatiquement des troubles sociaux, et ce, à l'exemple de ce qu'on voit aujourd'hui dans les manifestations qui ont envahi le 15 octobre 2011 des milliers de villes dans 80 pays (y compris les Etats-Unis, l'Europe et l'Asie). Les Egyptiens sont conscients des défis qui les attendent soit à l'intérieur soit à l'extérieur. Ce qui manque aux Egyptiens actuellement, c'est l'esprit de solidarité et de consensus qui a régné au moment de la Révolution du février 2011. Ils doivent se mettre d'accord sur une plateforme de réformes fondamentales sur les plans politique, économique et social. Ils doivent défendre une citoyenneté totale où chaque Egyptien sera traité sur un pied d'égalité ; cela est nécessaire pour éviter le scénario soudanais. Pour les Libyens, ils seront les plus influencés par les résultats des élections tunisiennes. L'aspect islamiste du pouvoir libyen ne fait pas peur, c'est un islam conservateur local (on note par exemple que les jihadistes libyens ont fait depuis deux ans des débats internes qui ont abouti à des révisions sur le plan doctrinal rejetant tout acte agressif et terroriste. Plus de 300 jihadistes ont été libérés il y a de cela une année). A travers l'histoire, l'islam libyen n'a jamais été un islam radical. Les Libyens vont, certes, profiter de l'expérience d'une démocratie tunisienne pour construire leur nouvel Etat, somme toute, moderne et démocratique. Il ne faudrait pas oublier qu'il existe une élite libyenne formée en Occident, capable de jouer un rôle important dans l'édification du nouveau régime. Pour toutes ces raisons, je considère que le succès des élections tunisiennes va permettre un changement profond dans la région maghrébine et arabe, et va démontrer qu'une mutation démocratique et pacifique interne est possible sans aucune intervention extérieure. – Le deuxième impact : si l'expérience électorale en Tunisie réussissait et menait à une démocratie réelle, elle servirait d'exemple ou de modèle, quoi que je ne veux pas recourir à ces termes, car chaque pays incarne des spécificités propres. De ce fait, on peut en finir avec le mythe israélien qui considère qu'Israël est le seul pays démocratique dans la région. – Le troisième impact : je pense que la réussite des élections tunisiennes va accélérer le processus de réformes politiques, économiques et sociales dans le monde arabe. Je pense que ce qui se passe actuellement en Syrie, au Yémen, au Bahreïn et même en Jordanie et dans d'autres pays arabes reflète le déficit démocratique flagrant dans ces pays, ce déficit ne va pas durer longtemps, car les aspirations des peuples arabes pour l'instauration d'une véritable démocratie et d'une bonne gouvernance vont triompher en fin de compte, grâce au Printemps arabe. IV. Des remarques et des constatations – Pour finir, je pense que les islamistes en Tunisie ou ailleurs auront une bonne part de responsabilité pour que la démocratie s'instaure sans obstacle. Ils doivent séparer la politique de la religion, comme c'est le cas du parti turc AKP de Erdogan. Ils doivent aussi éviter le double langage et réviser à fond leur base idéologique qui contiennent plusieurs éléments non conformes aux principes de la démocratie (on note que la doctrine ou la base idéologique des islamistes tunisiens d'Ennahda ou même d'autres courants de Frères musulmans repose sur les principes de l'école Acharite, qui est une école de pensée parue au Ier siècle de l'hégire/IXe siècle de l'ère chrétienne. Cette école maintient une lecture plus ou moins littérale du texte sacré, ce qui marginalise la raison et laisse une marge très réduite à l'interprétation). Je pense qu'il serait, dans l'intérêt de tous, de rationaliser le phénomène islamiste en Tunisie et dans le monde arabe, cela va permettre de réduire l'impact des courants extrémistes et renforcer les courants éclairés et modernistes qui sont, jusqu'à présent, minoritaires. Il est de notre devoir d'encourager ces courants afin qu'ils deviennent, dans peu de temps, majoritaires.Il est souhaitable que les forces démocratiques non islamistes de notre pays tiennent un discours politique réaliste, loin des promesses irréalisables aux électeurs, et qu'elles respectent l'identité arabo-musulmane du pays en défendant un islam tolérant, progressiste et pluriel.