Le professeur Chelghoum Abdelkrim est spécialiste en génie parasismique et président du Club des risques majeurs. Nous l'avons interrogé en sa qualité d'expert et en tant que scientifique qui s'intéresse de près aux dangers menaçant le citoyen algérien. Il a bien voulu apporter son éclairage sur les catastrophes qui ont endeuillé ou qui menacent la population. Nous vivons depuis des décennies des problèmes liés à des phénomènes naturels qui reviennent cycliquement sans qu'on ait songé à leur apporter une solution définitive. La situation est-elle réellement inextricable ? Elle est inextricable dans la mesure où l'on gère ces cas de manière catastrophique. En 2004, après le séisme de Boumerdès, nous avons organisé un colloque national du 14 au 16 mars sur la menace de catastrophes naturelles. Nous étions une équipe de très nombreux scientifiques à nous pencher sur les dangers nous menaçant. Nous en sommes sortis avec des recommandations à même de prévenir ces cas de catastrophe, de limiter au maximum les dégâts. Mais les pouvoirs publics sont restés sourds aux avis des spécialistes. Justement, quel constat faites-vous aujourd'hui ? Quelles sont ces recommandations ? Tout le monde sait que nous vivons un problème de densification urbaine sans commune mesure. Aux constructions anarchiques s'ajoute une absence totale d'entretien. La plupart des grands projets lancés par l'Etat sont faits sans aucune étude d'impact, sans respect pour les principes de précaution et de concomitance. Sinon comment peut-on réaliser une trémie à Alger pour qu'elle soit inondée quelques mois seulement après sa mise en service ? C'est inadmissible. Malgré les multiples interventions des experts contre l'implantation de la faculté de médecine à Châteauneuf, de celle de droit à Saïd Hamdine, d'un groupe immobilier à Aïn Allah et de la Grande mosquée au Caroubier, le pouvoir persiste dans ses choix. Ces endroits sont non aedificandi. Ils sont marqués en rouge sur toutes les cartes géotechniques, morphologiques et géologiques de 1956. Le sol y est alluvionnaire et les constructions risquent de s'affaisser à la survenue d'un séisme majeur. Un autre détail : on ne construit pas sur le lit majeur d'un oued ni sur le lit mineur. Oued Tatareg à Boumerdès, le Val d'Hydra, Frais Vallon, le M'zab et d'autres endroits encore sont des zones non constructibles, mais dans lesquelles on a densifié l'urbanisation. Nous n'avons pas conservé le tissu colonial ; nous nous sommes lancés dans une urbanisation anarchique. Où réside la solution, selon vous, pour faire face efficacement à ces problèmes ? Le problème c'est qu'il n'y a aucune prévention dans ce pays. L'administration gère les catastrophes par la politique de l'immobilisme et du statu quo. La solution ? L'Etat, qui depuis une dizaine d'années au moins a prouvé qu'il ne peut rien faire, doit se désengager de la gestion des risques. Il faut faire appel à des spécialistes, qu'ils soient nationaux ou étrangers, pour qu'ils se mettent ensemble à réfléchir une stratégie efficace. Jusqu'ici, on n'a fait que jeter de l'argent par les fenêtres pour qu'en fin de parcours, la vie du citoyen soit exposée au danger. La prévention n'est pas une philosophie, c'est une pratique, une expérience qui demande une connaissance fine. Les responsables doivent comprendre que le risque est une confrontation entre les aléas et les enjeux, autrement dit entre les dangers d'un côté et la population et les biens d'un autre côté. Il y a en outre des interférences incompréhensibles : le ministre de l'Energie qui gère le dossier de construction d'une ville à Hassi Messaoud, celui des Affaires religieuses qui gère le dossier de la Grande mosquée et j'en passe. Il n'appartient pas à ces gens de se mêler de la construction. Il devrait y avoir un organisme où seraient représentés des spécialistes dans différents domaines. Une autre anomalie : a-t-on associé les experts dans le choix du tracé de l'autoroute Est-Ouest ? C'est le seul pays au monde où les études d'un projet sont réalisées par le consortium chargé de la réalisation. Qui surveille qui dans ce cas ? Alors que la règle, c'est d'avoir plusieurs partenaires qui se portent la contradiction. L'Etat croit pouvoir tout contrôler, mais c'est une erreur fatale. Vous dites que certains grands projets portent des risques sérieux sur lesquels votre club ne cesse d'attirer l'attention des pouvoirs publics. Pouvez-vous être plus précis ? Si on prend l'exemple d'Alger, on a construit une usine de dessalement, qui est une source de danger, dans une zone urbaine, près d'une centrale électrique très dangereuse de par son fonctionnement au gaz naturel. A côté, vous avez une usine d'allumettes et un axe routier très dense. Notre club a recommandé la délocalisation de cette centrale, car si elle explosait, ce serait une grande catastrophe. La faculté de Châteauneuf est construite sur un sol argileux, où il y avait d'ailleurs une briqueterie. La Grande mosquée porte un risque géotechnique : le site ne peut pas supporter un minaret de 300 m. Je pose le problème du sol et le ministre des Affaires religieuse déplace le débat sur la structure, disant qu'on a prévu des appuis parasismiques. Je leur réponds qu'un appui parasismique est obsolète dans le cas où il ne se repose pas sur un substratum ferme pour éviter le phénomène de résonance. Dans cet endroit, cette fermeté est à plus de 100 m de profondeur. Si le projet est maintenu, il coûtera cinq fois le budget prévisionnel. Pour revenir aux risques de séisme majeurs, j'ai donné il y a deux ans une conférence au Sénat sur les risques qui menacent Alger et on a qualifié mes propos d'alarmistes et d'inopportuns. Le ministre de l'Intérieur a annoncé, il y a quelques mois, qu'on réalisait une carte sismique en collaboration avec les Chinois. Est-ce à lui de le faire ? Nous risquons d'avoir une autre chinoiserie. Les entreprises qui ont construit Sichuan, où on a enregistré 90 000 victimes lors du séisme de mai 2008, construisent nos nouvelles villes. Aujourd'hui, notre pays est le plus vulnérable du bassin méditerranéen face aux catastrophes naturelles, technologiques et industrielles.