Dakar (Sénégal). De notre envoyé spécial De la rue Carnot, au centre de Dakar, à quelques pas du palais du nouveau maître du pays de la Téranga, Macky Sall, le taxi bariolé de jaune et de noir s'ébranle cahin-caha en direction de l'est de la capitale. A l'horizon se dessine démesurément Thiaroye-sur-Mer. Une chaîne de masures, de baraquements et d'ateliers précaires annonce la bourgade. Comme son nom ne l'indique pas, Thiaroye, en guise d'air iodé, vous accueille avec une odeur nauséabonde. «Vous voyez bien, nous vivons comme des rats ici. A chaque fois qu'il pleut, on se noie dans les égouts», dit Moustafa comme pour s'excuser. Comme pour justifier ses desseins de futur migrant. Pour se faufiler dans les ruelles du village et rencontrer les familles de disparus, les rapatriés d'Espagne de 2005 et les éternels prétendants au départ, on doit enjamber les mares boueuses, des nids de poule insidieux et affronter les regards affligeants et interrogateurs des autochtones. Des gens d'une bonhomie incroyable et d'une dignité indicible. «Notre région vouée à la pêche a été ruinée par des étrangers pilleurs de nos fonds marins. L'ancien régime a signé plusieurs contrats aux firmes internationales pour s'enrichir de nos ressources halieutiques, et nous, nous nous sommes retrouvés dos au mur. La seule alternative qui nous restait, c'était de leur laisser nos ressources halieutiques, prendre nos pirogues qui ne nous nourrissaient plus et mettre le cap sur les îles Canaries. Une navigation incertaine», enchaîne Moustafa, amer. Pour Aly Diop, président de l'Association des clandestins rapatriés et des familles affectées de Thiaroye, «depuis 2006, date de départ de nos jeunes, nous avons recensé 6250 disparus dans tout le Sénégal et près de 2000 rien qu'à Thiaroye». Des chiffres alarmants que M. Diop (dont l'association sans subvention veille à la réinsertion des rapatriés) dénonce, mais qu'il semble justifier : «Nos jeunes sont frustrés et je trouve normal qu'ils partent.» Mais n'est-il pas mieux d'être frustrés que de mourir en mer, s'est-on interrogés. «Oui, mais…», se contente-t-il de dire. On parle de 13 milliards de francs CFA que le gouvernement espagnol a mis dans les caisses de l'Etat sénégalais pour la réinsertion et la réintégration des rapatriés d'Espagne. «Ces fonds d'aide aux réfugiés ont été détournés», lâche tout de go Papa Saliou de la Raddho, un organisme de défense des droits de l'homme. Plus accusateur, Moustafa Diouf, président de l'Association des rapatriés de Thiaroye, fulmine : «Les Espagnols ont mis beaucoup d'argent dans la réinsertion des jeunes, mais pas un sou n'est allé dans ce sens. 1300 jeunes de notre commune sont morts en mer et les 600 jeunes, qui ont été rapatriés d'Espagne avec la promesse d'être pris en charge ici, n'ont rien reçu, ils sont sans activité et se préparent à reprendre la mer.» Diouf a foulé le sol ibérique deux fois et, deux fois, il a été arrêté et ramené chez lui. «On demande des comptes au gouvernement sénégalais», dit-il. Pour le maire (deux mandats de suite) de la localité, M. Niang : «Je ne suis pas au courant de ce budget, mais je vous assure qu'il n'existe aucun programme spécifique pour ces rapatriés. Pour nous, tous les jeunes Sénégalais se valent. On ne fait pas dans la discrimination.» Même son de cloche au Fonds national de promotion de la jeunesse que beaucoup de parties accusent de détournement de fonds destinés aux jeunes. «Je vous confirme qu'aucun financement n'a été prévu pour la réinsertion des rapatriés. Nous n'avons reçu aucun franc du gouvernement d'Espagne», avance M. Thimbo, le directeur général du FNPJ. «Notre mission est de trouver des activités pour tous les jeunes Sénégalais, sans exception.» Au niveau de l'ANEJ, organisme sénégalais qui s'occupe de l'emploi des jeunes, on reconnaît qu'il existe un fonds espagnol. «Le but des Espagnols est de maintenir et retenir les jeunes Sénégalais dans le terroir, mais nous n'avons rien à voir avec cet argent dont vous parlez.» Meriem, septuagénaire, a réuni les 500 000 francs CFA pour permettre à son fils de prendre la mer. Cinq ans plus tard, il est toujours porté disparu. «Je ne me sens pas coupable, je voulais juste qu'il réussisse. Mais si c'était refaire, je ne le referais pas», dit-elle, éplorée. Le fils est parti, laissant derrière lui une épouse et quatre enfants en bas âge. «Je l'attends, il pointera un jour sur le seuil de la porte», continue-t-elle d'espérer. En terminant sa phrase en wolof, la langue locale. Une prière peut-être… «Le clandestin n'a plus de lieu, il n'a plus que sa tête», résume Thioune Mamadou Diop, représentant des pêcheurs sénégalais. Subitement, une pluie tropicale s'abat sur Thiaroye-sur-Mer. De loin, les lames sournoises de l'Atlantique reluquent des jeunes s'abritant sous des cahutes. Les frêles pirogues tanguent au gré de vagues inexorables.