Le roman Des hommes, publié par les éditions de Minuit, a été écrit par un écrivain qui, vu son âge, ne pouvait être partie prenante dans cette période de 1954 à 1962. Laurent Mauvignier nous donne pourtant un livre juste et crédible dont on n'en sort qu'avec beaucoup d'émotion. En France, chaque année, les anciens d'Algérie, dont la fédération la plus importante est la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie (Fnca), se retrouvent. Il ne s'agit jamais pour eux de parler de la guerre, dont beaucoup n'ont jamais dit un mot depuis la « quille » mais de faire semblant, lors de méchouis, de voyages ou de dépôts de gerbe de décompter chaque année les disparus. Pourtant aujourd'hui, beaucoup ont envie de s'exprimer, de dire les ravages que ce conflit a causés en eux, et aussi, fait nouveau, au peuple algérien. Le roman de Mauviginer s'inscrit dans cette appropriation de la parole qui se multiplie ces derniers temps en France chez les anciens combattants et quelques auteurs qui osent enfin dire la guerre telle qu'elle a été : « Parfois, il suffit de presque rien, d'une journée d'anniversaire en hiver, d'un cadeau qui tient dans la poche, pour que quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier ». Avoir eu vingt ans dans la démence d'une guerre dont personne ne voulait et qui n'était pas, d'ailleurs, présentée comme telle. Un prétendu maintien de l'ordre où des jeunes hommes perdront jusqu'à leur dignité : « Et toujours du dehors, on entend les pleurs des bébés, un autre chien qui aboie, les plaintes des femmes, et puis cette odeur de brûlé qui se répand, les pleurs des femmes et des lamentations sur la place qui planent aussi dans l'odeur âcre de la fumée noire, l'odeur, la fumée qui s'infiltre et pique bientôt les narines et les yeux ». L'auteur ne laisse rien dans l'ombre de ces virées nocturnes, de ces massacres éhontés, de ces viols, de cette violence qui rend fous ces appelés perdus dans cette guerre qui les dépasse et les anéantit. Le personnage central du livre, un paysan, arraché à sa terre pour cette horreur sans nom, se projette humainement, simplement humainement. Et on a le passage-clé du livre, celui qui donne le titre à l'ouvrage : « Plus le temps passe, plus il se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga. Il ne sait pas pourquoi il a cette idée, qu'il veut chasser très vite, quand il pense au corps du médecin dans la poussière. Quels sont ces hommes qui font ça. Pas des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes. Il se dit pourtant, parfois, que lui serait un fellaga. Parce que les paysans qui ne peuvent pas travailler leur terre. Parce que la pauvreté. Même s'ils disent qu'on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation. Mais il pense à sa mère et aux vaches (…) Il pense à ce qu'on lui a dit de l'occupation, il a beau faire, il ne peut s'empêcher d'y penser, de se dire qu'ici on est comme les Allemands chez nous, et qu'on ne vaut pas mieux. (…) ». Alors bien sûr le personnage se dit quand même que la France c'est l'Algérie, ou vice-versa, et qu'il serait, peut-être, un harki pour la défendre, mais il se dit aussi que cela n'est peut-être que mensonge et que seule compte l'aimée qui attend son retour. Et, lorsque la guerre finit, comment ne pas se dire que rien n'a servi à rien et que cette peine était trop douloureuse pour s'effacer. A en être aigri jusqu'à la fin de ses jours. Des hommes, Laurent Mauvignier, éditions de Minuit, Paris 2009, 17,50 .