Ouiza Bacha s'est éteinte le 6 mai 2013. L'amie s'en va. La céramiste, fabuleusement inventive, quitte la scène de la vie. Mais ses œuvres d'argile continueront encore longtemps d'éblouir ma mémoire et mes yeux. Ce texte, écrit et publié dans la revue marocaine Tifinagh (n°3, 1994) – légèrement revu ici – tente de dire cet éblouissement et mon attachement à la personne que fut Ouiza, en conservant le temps présent qui est celui de la pérennité de l'art. J'y avais placé en exergue cette phrase de Gaston Bachelard qui exprime bien le processus de création qui était celui de cette artiste : «…la main travailleuse et impérieuse apprend la dynamogénie essentielle du réel en travaillant une matière qui, à la fois résiste et cède, comme une chair aimante et rebelle.» En reprenant le geste plusieurs fois ancestral des potières berbères, Ouiza Bacha reconduit, prolonge, réactive cette longue complicité entre la terre et la femme, entre la femme et l'argile, fondement même de la matière douée de la capacité de générer, sous la volonté désirante d'une main, des formes de la vie. Dans un hommage sans cesse reconnaissant, elle retravaille, comme pour les redécouvrir, s'en imprégner et nous en transmettre l'essence créatrice, toutes les formes – dont certaines remontent en ligne droite jusqu'au néolithique – de la poterie populaire des femmes kabyles : amphores, écuelles, vases, godets, ikufen (ndlr : grandes jarres de forme rectangulaires qui servaient au stockage des grains)… Elle en retrouve le galbe, l'élégance, le mouvement des anses et des becs. Retravail des lignes et des formes. Car cet héritage, elle le renouvelle, explorant d'autres formes pour des objets d'aujourd'hui, déployant vers d'autres possibles géométriques la malléabilité de la matière, jaillie de l'alliance de l'argile, de l'eau et du feu couleur rouge de l'été et du cœur, purificateur et régénérateur. Re-travail de la structure matérielle autour de la recherche de combinaisons inédites d'argile, de mica, d'oxyde de cuivre, d'émail, de sable … Ouiza est toujours en quête d'autres formules, d'autres composants, d'autres alchimies, d'autres secrets de fabrication permettant de nouvelles textures. Docilité du poli. Sensualité du velouté. Rugosité terreuse. Grain sablonneux. Craquelures évoquant celles de la terre brûlée par le soleil et, encore, cette intimité matricielle entre la terre et la femme. La main, tour à tour, caresse, épouse les formes et le mouvement dans un parcours tantôt fluide, tantôt granuleux, tantôt accidenté. Retravail des couleurs : chaleur des beiges et des ocres traditionnels ; sobriété du brique antique de Tiddis, ville berbéro-romaine, ville-poterie incrustée dans la roche ; sévérité des gris, raffinement des bruns, des turquoises profonds, des anthracites métalliques, des rouges sombres. Couleurs de la rudesse du terroir, couleurs aussi de la citadinité chatoyante dans un jeu de «crachis», d'intensité et de lumière. En retrouvant le geste féminin de la potière berbère, Ouiza nous invite au savoir ancestral, poursuit l'écriture de la geste primordiale en y insérant les épisodes du présent. Les signes berbères qui s'insinuent dans la porosité de l'argile, en traits appuyés comme une scarification ou une empreinte, en traits à peine effleurés comme un tatouage de surface, évoquent l'iconographie et l'écriture des civilisations anciennes de la Méditerranée. Ils en empruntent le caractère spirituel tout en se réinventant dans une nouvelle symbiose dynamique et créatrice : autres alignements, autres régularités, autres calligrammes, autres compositions témoignant que la potière d'aujourd'hui a pu, contrairement à ses aînées, accéder à la maîtrise de l'écriture, du savoir par l'écriture. Héritière et initiatrice, Ouiza assure le lien, la continuité, perpétue l'acte créateur dans son essence.