L'avion d'Egypt Air, dans lequel j'avais pris place, s'est posé en début de soirée sur la piste de l'aéroport du Caire, lundi 9 novembre dernier, où j'étais invité en tant que membre du jury au 33e Festival international du film du Caire. Sur l'île de Gézirah, en plein centre du Caire. On m'installe dans la chambre d'un hôtel de luxe avec une vue incroyable sur le Nil. J'ai passé un long moment à regarder le fleuve. Son histoire est dans la mémoire collective universelle et je ressens une émotion particulière en me tenant debout sur son rivage : je connais cet endroit, il fait déjà partie de moi... Ce n'est pas une découverte, ce sont des retrouvailles. Dans l'hôtel où nous sommes installés, le hall grouille de gens qui se rencontrent, les festivaliers venus du monde entier. Cela ressemble à tous les festivals auxquels j'ai pu assister jusque-là ; la particularité c'est qu'ici on parle l'arabe, du moins l'égyptien, qui semble régner sans partage au sein des discussions, il n'y a que l'anglais pour rivaliser. Je tombe sur les Djmawi Africa, groupe de fusion algérois que je connaissais de réputation mais que je n'avais jamais entendu. Ils sont là pour trois concerts et on est tous contents de passer un peu de temps ensemble. Nous sommes plusieurs Algériens à participer au festival : il y a Belkacem Hadjadj qui est aussi membre du jury, Ahmed Rachedi qui doit recevoir un prix honorifique pour l'ensemble de sa carrière, Abdelkrim Bahloul qui présente son dernier film et plusieurs journalistes presse, radio et télé... Le Festival a concocté un hommage au cinéma algérien avec la projection de plusieurs œuvres. La semaine s'annonce donc sous les meilleurs hauspices. Et moi, l'Arabo-Occidental, le hosbano-camembert qui navigue entre Alger et Paris, je découvre le Caire, porte d'entrée d'un monde arabe qu'au fond je ne connais pas bien et que je suis avide de parcourir. Je tente même de m'exprimer en arabe égyptien ; c'est d'abord complètement laborieux puis quelques réflexes commencent à revenir et je me laisse emporter par l'énergie que la ville dégage. Elle me rappelle New York... El Quahira (la Victorieuse) est le centre d'une formidable énergie, attirant les regards du monde entier, où l'histoire s'est écrite, et aujourd'hui encore, elle est sans doute la clé de la réussite au Moyen-Orient. Et puis, je ressens un profond respect pour son cinéma qui a accompagné l'histoire politique du pays. Il a commencé tôt et a produit de grands films et de grands réalisateurs. Bref, je suis heureux d'être là et s'il y a bien une chose à laquelle je ne m'attendais pas, c'est bien la crispation qui allait s'opérer autour du match de qualification entre l'Algérie et l'Egypte. Mais la défaite des Pharaons (ou peut-être la victoire des Fennecs !) a déchaîné les passions et fait perdre le bon sens à un certain nombre de personnes. Tandis que notre ambassade est assiégée, à la télévision les émissions se succèdent. Je ne comprends pas tout ce qui se dit, mais ça n'a pas l'air très amical. Une image me reste en tête : la pancarte brandie à bout de bras où il est écrit : « Algerians, out of Egypt » (Algériens, hors d'Egypte). Je me demande comment on a pu en arriver là ! Où se trouve l'unité arabe dont on nous fatigue les oreilles depuis tant d'années ? Qu'est devenue la Oûmma islamya qui fait de nous tous des musulmans avant tout ? Un match de football vient d'envoyer toutes ces notions aux oubliettes. Les mots de certains intervenants égyptiens sont pleins de haine raciale et il ne faut pas sortir des grandes écoles pour comprendre que tout cela est orchestré depuis un très haut niveau politique, afin de faire oublier tout le reste, comme d'autres utiliseront la victoire pour arriver aux mêmes fins. Pendant quelques jours, le Festival reste en dehors des polémiques, mais finalement, il finit lui aussi par être emporté dans la tourmente ; et c'est bien là que j'ai été le plus désolé pour nous tous. Lorsque je me suis présenté dans le hall de l'hôtel pour être conduit à la soirée de clôture avec les autres membres du jury, les responsables du Festival m'ont demandé de rester à l'hôtel. Pour des raisons de sécurité, ils préféraient ne pas avoir d'Algériens dans la salle ; ça pouvait, paraît-il, déchaîner les passions. A Khartoum, il semblerait que des artistes aient été agressés par des « hooligans algériens », c'est en tout cas ce qui semble justifier que le Festival cesse de parler de cinéma pour appeler à un boycott systématique de la culture algérienne. Certains réclament même que l'on retire le prix honorifique qui a été remis à Ahmed Rachedi. En l'espace de 10 jours, l'œuvre du cinéaste aurait perdu de sa valeur et de sa pertinence. Sans commentaire ! Un festival de cette envergure devrait se doter à sa tête d'esprits capables de discernement. A quoi nous sert la culture sinon... Je comprends alors que ma présence est indésirable à la cérémonie de clôture. Que l'on remettra sans moi un prix dont je suis en partie responsable de l'attribution. Je mets un certain temps à réaliser ce qui se passe. Je cherche les membres de mon jury, la Marocaine Sana Mouziane, l'Irakien Kassem Hawal, la Palestinienne Mai Masri, je veux les prévenir, ils ne sont sûrement pas au courant, on me dit qu'ils sont déjà partis. Si je me souviens bien, c'est à ce moment-là que j'ai regardé mon fils qui était avec moi. Depuis sa naissance et malgré moi, je me suis toujours préparé à réagir si l'on venait à se trouver devant un comportement raciste qui nous aurait pris pour cibles, un peu comme pour lui donner des armes pour se défendre. Mais je pensais que cela viendrait de l'autre rive de la Méditerranée, dans un quelconque pays d'Europe ou va savoir... au Japon ! Pas dans mon « propre camp » ! Il était évident que le 33e Festival international du film du Caire préférait se faire l'écho d'un nationalisme démesuré qui claironnait dans plusieurs endroits de la ville. Mais dès lors, il cesse d'être un festival de culture. Il devient un outil de propagande au service des instances dirigeantes, qui peuvent modifier sa ligne éditoriale à la suite d'un résultat de football. C'est donc un festival de façade, une vitrine qui peut se briser sous la colère de son patron et ne faire absolument aucun cas des artistes qu'elle est censée promouvoir. Nous devons tirer les leçons de ce qui vient de se passer au Caire. Quelle place nos Etats laissent-ils à la culture dans notre partie du monde ? Est-ce que cela n'est possible qu'en Egypte ? Est-ce que cela serait possible ailleurs ? En Algérie, par exemple ? Pourrions-nous céder de la même manière à nos instances dirigeantes qui sont entre autre chose l'un des nombreux points communs que nous partageons avec les Egyptiens ? Quel sens peut avoir le mot « culture » pour Farouk Hosni et Abou Ouf, respectivement ministre de la Culture et président du Festival ? Comment ont-ils pu faire l'amalgame entre la défaite des Pharaons et leur plateforme culturelle, où fourmille plus d'une trentaine de nationalités. Quelle image viennent-ils de donner du cinéma égyptien, ou plutôt d'une partie des artistes et intellectuels égyptiens, celle de l'establishment ? Car il y a des voix égyptiennes qui se sont élevées pour dire que tout cela était inadmissible : Khaled Youssef, Khaled AboI Naga et même Mohamed Khan ont tous pris parti contre cette cabale... Mais ce qui est notable aussi, c'est le contraste entre la véhémence des médias et ce que j'ai ressenti des Egyptiens lambda que je croisais dans la rue. Je n'ai ressenti de leur part aucune pression ni aucune agressivité. La plupart étaient évidemment déçus mais me congratulaient quand même d'un « Elf mabrouk... » Bien sûr je n'ai pas marché dans tout le Caire, mais je crois sincèrement que ce qui a été mis en avant par la campagne médiatique, très virulente à certains moments, ne reflète pas vraiment l'état d'esprit des 80 millions d'Egyptiens. Je quitte donc le Caire avec le sentiment d'avoir été immergé, non pas dans la ville mythique à laquelle je rêvais en arrivant, mais dans un monde de l'absurde qui dégringole, qui se délite malgré lui, qui n'est plus que l'ombre de son ancienne grandeur. J'ai entendu crier de part et d'autres que certains ne remettront plus jamais les pieds en Egypte. Le chauvinisme de MMs Hosni et Abou Ouf n'est pas assez rayonnant pour que je renonce aux richesses que recèle l'histoire et la culture de ce pays. Je reviendrai en Egypte, seulement je soignerai un peu plus mes fréquentations.