Au cœur de la machinerie qui produit chaque année environ 1000 films, le film de Malek Bensmaïn a pu s'infiltrer. Terminus Mumbai, anciennement Bombay. Dans le vent chaud qui souffle de l'océan Indien, la forteresse économique de l'Inde tente d'oublier et de retaper avec soin les éclaboussures des attentats de novembre 2008. La foule sur le parvis du Cinema Fan Republic est nombreuse et euphorique. On inaugurait ce soir-là, tandis que le mois d'octobre s'achevait, l'ouverture du 11e Festival du film de Mumbai (MFF), organisé par la Mumbai Academy of The Moving Image (MAMI) et sponsorisé par Reliance Big Entertainment, une puissante firme appartenant au groupe Anil Dhirubhai Ambani. Je me frotte les yeux en arrivant à Andheri, le quartier artistique de Mumbai où se trouve Fan Cinema. Sur les murs s'étalent de grandes affiches du film algérien La Chine est encore loin, long métrage documentaire de Malek Bensmaïn. Impressionnant de découvrir les frissons des Aurès parvenus jusqu'à ce bout du monde, après avoir traversé des milliers de kilomètres. Les cinéphiles indiens n'ont sans doute que rarement entendu parler des Aurès. Pourtant, pour m'asseoir dans la salle, je dois me contenter d'un petit strapontin. Finalement, amusant paradoxe du cinéma et de l'art, et effet de la mondialisation, c'est le titre qui a entraîné cet afflux. Voilà comment l'évocation de la Chine peut provoquer une grande curiosité pour l'Algérie ! Les sous-titres anglais aidant, ce chant des Aurès est passé avec une extraordinaire finesse sur l'écran de Mumbai. Tout à coup, l'immense décor des montagnes, bleues à certaines heures, se plante là devant nos yeux et on a l'impression de respirer l'air pur qui baigne leurs sommets. Une sorte de magnétisme photogénique s'installe dès les premières images du film où l'on voit un homme seul qui avance dans la solitude. Le film déploie ensuite les secrets d'un village et de ses habitants, de ses enfants joyeux, discrets et affables. Ni bruit ni chuchotement dans la salle. Le public indien est complètement pris sous le charme de ce morceau des Aurès et il est resté sans broncher jusqu'au générique final. Voilà comment une erreur d'interprétation d'un titre peut au cinéma déboucher sur une véritable adhésion ! Au Festival de Mumbai, les jours suivants, j'ai pu voir combien ce même public aimait le cinéma de son pays, avec transport et sans restriction. Cet amour de sa filmographie nationale ne l'empêche par pour autant d'être prodigieusement curieux des cinémas d'ailleurs et il le montre bien en remplissant les salles réservées aux autres pays. Bien vivants, bons vivants, les cinéphiles indiens (et surtout les femmes que l'on a toujours grand plaisir à regarder avec leurs saris flamboyants et leurs longues chevelures noires) apportaient chaque jour un pétillement éclatant dans l'ambiance du festival. On ne trouve qu'en Inde cet engouement joyeux pour le cinéma. Ici, aller au cinéma correspond véritablement à une fête et cela se voit dans les costumes, les comportements et sur les visages. Si les images du grand écran fascinent les Indiens, que dire alors de leur extraordinaire dévotion pour les acteurs de cinéma ? Un acteur indien n'est pas seulement un acteur ; plus que des stars, certains sont considérés comme des dieux ! Et il faut assister à la rencontre entre les deux (acteur et public) pour mesurer la force et la profondeur de cet incroyable lien. J'étais là un beau soir au Fan Cinema quand le Festival de Mumbai a reçu pour l'honorer une de ces divinités, une icône, un monument, une légende vivante dans son pays et au-delà : Amitabh Bachchan. Il s'est produit alors comme un tremblement, une secousse humaine. C'était comme si les Grecs revoyaient Alexandre le Grand ! Tout un continent, l'Inde avec son milliard et ses 250 millions d'habitants, gronde de tension et de plaisir dès que Big B. (le surnom d'Amitabh Bachchan) apparaît en chair et en os quelque part. « Il n'y a d'autre Big B. que Big B. », c'est dit-on la leçon qu'on enseigne dans les écoles indiennes. Kyrielle de Festivals Amitabh Bachchan est un grand brun au charisme « méga-watt ». Durant 30 ans, il a tourné dans pas moins de 180 films dans les innombrables studios de Bollywood. Il sait chanter, danser, sauter, se bagarrer et bien sûr tenir un rôle selon les canons du cinéma indien. Il a aimé de très belles actrices sans toutefois les embrasser... Après une carrière flamboyante où il a surtout joué les « angry young men », il se contente aujourd'hui, à soixante ans, de rôles softs, romantiques et très sages. Il a lâché la politique avec laquelle il a frayé un moment et, chaque jour, il écrit son blog et anime une émission à la télévision, les deux bénéficiant d'audiences extraordinaires. Son aura demeure toujours aussi forte. A Mumbai, comme dans le reste de l'Inde, on ne présente pas Amitabh Bachchan, on le remercie d'être là et d'être ce qu'il est : un oiseau rare, toujours svelte et élancé pour son âge, souriant, bon vivant. Cela aurait paru invraisemblable qu'il ne vienne pas au Festival de Mumbai. Contre toute attente, il s'est mêlé sans façon à l'énorme foule qui l'attendait, signant des autographes, serrant des mains, acceptant de bonne grâce de se faire photographier. Le mythe s'est retrouvé au milieu d'une sympathique foire d'empoigne, et il semblait non seulement aimer ça mais aussi trouver là sa raison de vivre. Le 11e Festival de Mumbai, qui s'est achevé dans la première semaine de novembre, a connu encore une fois un succès éclatant. Plusieurs ingrédients y ont contribué. D'abord une organisation parfaite qui n'a rien à envier aux standards occidentaux, ensuite une programmation riche et intéressante avec 200 films issus de 56 pays et sélectionnés par la MAMI. On peut y ajouter un service de presse performant, une promotion soutenue relayée par le bouche à oreille, des salles pleines parfois à craquer. Enfin, ce qui ne se planifie pas, c'est l'extrême gentillesse et l'hospitalité indiennes. Les invités ont été logés au Sun and Sand Hotel, palace de Juhu Beach, face à l'océan Indien qu'on appelle ici l'Arabian Sea, « la mer arabe », comme pour souligner une vision orientale du monde. En Inde, en cette période d'automne où l'air devient plus clément après les chaleurs et la mousson, les festivals cinématographiques se succèdent à une cadence exceptionnelle : Mumbai, Delhi, Goa, Kolkata (Calcutta), Trivandrum... Quand ailleurs les feuilles tombent, ici ce sont les films qui s'envolent, faisant de l'automne la saison du grand écran. Dans cette kyrielle de rencontres, le Festival de Mumbai a le grand mérite de tourner aussi ses projecteurs vers les œuvres de pays peu producteurs de films et bien éloignés du mécanisme astronomique des studios indiens qui, chaque année, franchissent allégrement la barre des 1000 films. Cela dit, ici comme ailleurs dans le monde, mille obstacles viennent s'interposer à la production et la réalisation d'un film. Rien n'est jamais facile dans l'univers du cinéma. Mais, en Inde, on accumule les bobines d'images avec une rapidité exceptionnelle et la hautaine conviction que le cinéma participe aussi à l'effort de développement du pays qui affiche un taux de croissance de 8 à 10%, insolent en ces temps de crise. Au Festival de Mumbai, j'ai surtout suivi le programme de la section Indian Frame (cadre indien) qui offrait un choix captivant de 15 films, en plusieurs langues, véhiculant des légendes, des critiques sociales, des légendes, des enquêtes criminelles... Une thématique diversifiée répondant aux besoins de tous les publics cinéphiles. Certaines productions étaient très attendues. Elles ont confirmé l'intérêt à leur égard par d'exceptionnelles réussites, comme les œuvres de Rituparno Gosh, Amit Dutt ou Sachin Kudalkar, figures de proue de la galaxie Bollywood. Tels sont les faits et impressions qu'a laissés en moi mon séjour à Mumbai, impressionnante mégapole et machine hypnotique du cinéma. On dirait qu'une lave de films coule en permanence de cette cité. Et c'est là qu'un beau film algérien a déroulé sa toile, et que les splendeurs des Aurès sont venues un moment se refléter dans les eaux de l'interminable baie.