Le 4e Festival international de musique andalouse et des musiques anciennes s'ouvre aujourd'hui à la salle Ibn Zeydoun de Riad El Feth. Rachid Guerbas revient sur cette édition, avec une philosophie qui le place à l'opposé du zapping et du variétisme de mise. Des puristes de la musique andalouse ou ceux que vous considérez comme vos détracteurs n'adhèrent pas à votre démarche de réunir ces trois sensibilités représentatives du pays en un seul ensemble. Quel est votre point de vue sur la question qui est devenue récurrente ? Je comprends que le travail entrepris par l'ensemble national algérien de musique andalouse puisse déranger, et il est légitime, et somme toute convenu de se poser des questions par rapport à toute « nouveauté ». Je mets des guillemets au mot nouveauté, car il s'agit en fait d'une véritable restauration quasi archéologique, une reconstitution. L'Orchestre national réunit en son sein des musiciens issus des trois ensembles régionaux désireux de tenter l'expérience de se détacher du dogmatisme de l'assimilation rigoriste d'un seul modèle de référence. L'Enama ne se limitera donc pas à un seul style régional, mettant ainsi en évidence les passerelles naturelles entre les trois « écoles », pour redonner à la nawba algérienne ses lettres de noblesse sur la base de recherches scientifiques basées sur la cohérence des enchaînements rythmiques. Il ne s'agit pas d'une expérience superficielle de musiciens jouant les uns aux côtés des autres, mais du prolongement du travail unique et méticuleux de recherche entrepris depuis plus de trente ans. Ce travail porte aussi bien sur les rythmes que sur les mélodies, transcendant les différentes écoles, afin de dégager cette musique des habitudes, des tics, des raideurs et des replis sur soi qui l'empêchent de retrouver sa place dans le patrimoine musical universel. Pour donner une idée sur cette rigoureuse démarche, partons de ce qui l'a initiée : à Alger, les musiciens utilisent trois termes pour nommer un même rythme. Le problème de cette triple appellation, « mçaddar, btayhi et darj » pour désigner un seul et même rythme à quatre temps m'a très tôt interpellé. Sachant la précision des Arabes dans leur terminologie, pointilleux qu'ils sont à attribuer un terme à la moindre altération d'une même réalité, l'argumentaire rattachant les trois vocables à trois temps différents paraît irrecevable et cette explication, au demeurant fort courte, est vite démentie par la pratique d'autant que le caractère spécifique de certains « darj » nous force à les aborder avec des temps plus lents que certains « mçaddar » ! En outre, l'inimitable mandoliniste, Mustapha Bahar, dont le père était l'une des mémoires les plus convoitées par les musiciens désireux d'enrichir leur répertoire, en témoin privilégié de la vie musicale algéroise depuis plus de soixante dix ans, m'a révélé le peu d'intérêt qu'accordaient les musiciens de la première moitié du XXe siècle à l'aspect rythmique de la nawba, chaque chanteur s'accordant tant bien que mal avec son tambourineur attitré ! Nombreux sont les témoignages confirmant cette réalité historique récente dont certains documents sonores anciens sont l'incontestable reflet. C'est avec l'avènement de l'Orchestre de musique arabo-andalouse de la station Radio d'Alger, dirigé par Mohammed Fakharji, que le problème de l'accompagnement rythmique s'est posé avec des solutions inégalement heureuses. La terminologie n'est parfois que le pâle souvenir de ce qui fut et qui s'est vidé de sa substance. En termes plus clairs, il s'agit d'un même fonds, d'un même répertoire auquel chaque région a donné son cachet régional tout en l'enrichissant de certaines compositions musicales locales. Même les probabilités mathématiques les plus délirantes nous interdiraient de concevoir que trois compositeurs, le premier vivant à Tlemcen, le deuxième à Alger et le troisième à Constantine, arrivent à concevoir à partir d'un même corpus, exactement la même mélodie ! La grande parenté est là et permet de passer aisément d'un style à un autre dans le cadre du respect de la cohérence des enchaînements rythmiques de cette splendeur de l'architecture musicale qu'est la nawba et dont on peut à juste titre s'enorgueillir ! Bien évidemment, ce travail ne se borne pas à sa seule dimension musicologique et nous sommes intransigeants et veillons scrupuleusement au respect des inflexions stylistiques régionales qui font la riche palette interprétative de notre musique. Mais pour que la critique soit fondée et de bonne foi, il faut juger sur pièce ! Certains critiques n'ont jamais entendu l'Ensemble national. Vous dispensez un enseignement au sein de l'Ecole nationale de musique de Bourges, dirigez l'ensemble Albaycin de musique arabo-andalouse depuis une quinzaine d'années, vous avez composé la première nawba contemporaine inspirée du Fou d'Elsa d'Aragon sans oublier que vous êtes aussi un passionné du mysticisme. Mettez-nous au parfum de ce beau parcours... Après avoir longtemps voyagé dans les différents milieux de la nawba algérienne, j'ai pensé à tort que la pratique musicale évoluait selon le niveau d'instruction et de culture générale. Ma dernière expérience, avec des universitaires pratiquant notre musique en amateur et incapables de l'appréhender avec la même démarche que celle rigoureuse utilisée dans le cadre de leurs études, a fini par me convaincre qu'il fallait mener une réflexion sur cet apprentissage aliénant, car obstruant toute capacité d'analyse et de compréhension du domaine musical en question. Durant de longues années, je me suis mis en retraite studieuse pour interroger cette musique, et peu à peu, le trésor s'est imposé à moi dans sa splendeur : il fallait, coûte que coûte, élaborer une pédagogie digne de cet héritage où art et science ne font qu'un. Telle est la vraie tradition débarrassée des strates lourdes de poussière. Les plus anciens ont eu le mérite essentiel de ne pas rompre la chaîne de transmission. En guise de conclusion, peut-on connaître vos projets ? Mon projet reste inaltéré, celui de renouer avec notre vraie tradition musicale dans ce qu'elle a de vivant et d'exemplaire. La faire connaître dans sa réalité profonde et étaler ainsi son génie universaliste. Il s'agit, enfin, de travailler à former un public vrai et exigeant.