Ce n'est là ni une plainte, ni une invocation, mais un cri de douleur et de rage, lancé par Hassen. Hémodialysé depuis une dizaine d'années, il ne supporte plus sa maladie. «Il y a de quoi, vous savez ? Il faut être un insuffisant rénal pour comprendre ce qu'on ressent. Ce qu'on vit.» Et ce qu'ils vivent est terrible. Inimaginable. La peur est omniprésente. Palpable. La peur d'une éventuelle pénurie de médicaments. La peur d'une infection qui, dans bien des cas, est mal soignée et entraînerait une amputation. La peur de subir les foudres de certains gérants de clinique de dialyse qui n'aimeraient pas que des malades ouvrent trop leurs bouches pour dénoncer certaines de leurs pratiques. Mais quelles pratiques au juste ? «Il s'agit du désengagement des pouvoirs publics concernés, ainsi que de l'indifférence et l'irresponsabilité, pour cause d'affairisme, des corps censés gérer, soigner et sécuriser cette frange de notre société», souligne Mohamed Boukhors, porte-parole de la Fédération nationale des insuffisants rénaux (FNIR). Plus précisément, et comme rapporté par de nombreux malades, il s'agit, entre autres, de la diminution du temps de dialyse et du temps de désinfection des générateurs, de l'absence du néphrologue et du médecin durant le premier branchement et dernier débranchement ainsi que du paiement par le malade de la confection de la fistule et de la pose du cathéter (….). Mais pas seulement. L'inexistence de médecins dialyseurs en Algérie n'est un secret pour personne, et pourtant, la loi stipule que dans chaque clinique de dialyse, ce médecin doit être présent aux côtés du néphrologue. «Si j'ai refusé de vous parler la première fois, c'est parce que j'avais peur de représailles. Vous savez, quand je vais faire ma séance d'hémodialyse, je n'ai pas l'impression d'être dans une clinique, mais plutôt dans une sorte de prison où règne une atmosphère de suspicion à couper au couteau», explique Mounir, rencontré dans l'une des cliniques de dialyse du centre du pays et qui, de son côté, évoque la brutalité et la rudesse de certains infirmiers «qui, à la moindre protestation, se vengent en nous diminuant le temps de la séance ou en nous refusant des médicament ou alors en bricolant nos pansement». Triste. «La maladie n'attend pas. La mort aussi» En effet, en Algérie, pour beaucoup d'insuffisants rénaux, leur maladie est synonyme de mort. Une mort lente dans l'indifférence la plus absolue. Une mort qui ne distingue pas entre homme et femme, vieux et bébés de quelques mois. Louisa, 7 ans, de Ksar Chellala. Wissam, 14, de Médéa. Houssam, 11 ans, d'Alger. Hiba, 11, de Blida. Marwa, 20 ans, de Hassi Messaoud. Islam, 3 mois, de Boufarik… Tous sont morts faute de greffe ou de prise en charge adéquate. Beaucoup d'entre eux doivent aussi leur mort aux lenteurs bureaucratique d'une administration de plus en plus pointée du doigt. Et ceux qui ne sont pas morts ? «Je veux vivre. Oui, je suis malade. Mes reins ne fonctionnent plus depuis plusieurs années, mais je veux vivre. Toutefois, souvent, je ne puis m'empêcher de dire que je ne suis en train de vivre qu'un sursis qui peut être court. Très court. Il suffit de voir comment on fait notre dialyse. Et puis, pourquoi les Algériens refusent-ils de faire des dons d'organes de leurs proches décédés ? La loi et la religion l'autorisent ? Où est donc le problème ? N'aime-t-on pas sauver des vies, ou est-ce parce que c'est la vie de quelqu'un d'autre qu'elle n'a pas d'importance ?», s'exclame Younès, dialysé depuis deux ans. «Malheureusement, l'Algérien aime recevoir mais n'aime pas donner», résume, dépité, le Pr Rayane, chef du service de néphrologie du CHU Parnet. Mouaâd a 11 ans. Il est dialysé depuis 4 ans et sa vie a été un véritable parcours du combattant. «Parce que c'est un combattant», relève sa maman d'une voix triste et fière à la fois devant ce petit garçon à la volonté de fer. En effet, scolarisé en classe de sixième pendant l'année scolaire 2013-2014, il n'a jamais pu se rendre à l'école comme tous ses camarades. Et pourtant, cela ne l'a pas empêché d'étudier seul à la maison, lui qui a eu à subir 7 interventions chirurgicales dont l'une pour lui couper un des doigts de sa main suite à une complication. «Il a fait une année blanche, malgré cela, il a étudié avec acharnement à la maison. A la fin, il a réussi son examen de sixième haut la main», rapporte Mme Aîchaoui, la maman du petit, mais ô combien grand Mouaâd. Ségrégation, quand tu nous tiens Mais si Mouaâd a pu compter sur le soutien et la compréhension de la directrice et des enseignants de son école, ce ne fut pas le cas de Benyoucef. Agé de 33 ans et insuffisant rénal chronique depuis l'âge de 7 ans suite à un accident de la circulation, il a connu la face hideuse de la ségrégation. Classé premier suite à un concours en informatique, il a obtenu le poste de technicien dans un établissement hospitalier. Hélas, cela n'a pas été du goût de certains responsables dudit établissement qui l'ont «viré» manu militari, sous prétexte que c'est un handicapé. L'insuffisance rénale est-elle donc un handicap mental ou physique qui empêche un technicien en informatique de faire fonctionner un ordinateur ? Et puis un handicapé n'a-t-il pas droit à un travail dans la mesure de ses capacités ? Toujours est-il que Benyoucef, avec le soutien de la FNIR, s'est battu bec et ongles pour récupérer son poste. Benyoucef, à la vie jalonnée de malheurs, n'a pas baissé les bras. Même quand, en 2002, un pseudo-professeur, refusant de le soigner, lui a déclaré sans ménagement : «On ne peut rien pour vous. Si on vous touche, vous allez mourir.» Mais Benyoucef n'est pas mort. Et comme les plus de 20 000 insuffisants rénaux algériens, il continue à se battre pour vivre, ou même survivre. «On m'a refusé une prise en charge à l'étranger pour une greffe, on m'a refusé un travail alors que j'ai été classé premier après le concours, on a refusé de me soigner… Parfois, je me sens humilié, lésé. Est-ce parce que je suis pauvre qu'on m'a refusé ça, ou peut -être parce que je ne suis pas algérien ?!», s'interroge-t-il, dégoûté. Et dégoûtés, le sont aussi ces malades qui attendent que la providence se souvienne d'eux pour une greffe qui mettrait fin à leur cauchemar. Les malades, comme l'a dit M. Boukhors, étant «le dernier des soucis de ceux qui sont chargés de les soigner et de les sécuriser», préfèrent, envers et contre tous, garder cette lueur d'espoir, juste pour continuer à survivre… faute de vivre.