«C'est l'homme du passé face à l'homme du passif», commente, dépité, le journaliste tunisien et militant des droits de l'homme Nessim Ben Gharbia. L'homme du passé, Béji Caïd Essebsi, surnommé BCE, 88 printemps, onze de plus que Abdelaziz Bouteflika, familier des arcanes du pouvoir depuis près de 60 ans. Le leader de Nida Tounès côtoie la politique depuis 1956, au lendemain de l'indépendance. Il a travaillé aux côtés de Bourguiba et Ben Ali. L'homme du passif, c'est le sortant Moncef Marzouki, 68 ans, désigné Président en 2011 par l'Assemblée Constituante. Ses opposants lui reprochent son laxisme, voire une complicité passive à l'endroit des salafistes durant la période de transition. Duel inédit pour une élection présidentielle historique. Pourtant, le second tour laisse un goût amer à une grande partie des électeurs. Du centre-ville aux quartiers huppés de la capitale, la vox populi laisse éclater sa déception aux terrasses des cafés. Avec un dilemme cornélien qui revient en boucle : quelle est la moins pire des options ? A l'origine de ce malaise, un malentendu politique. Depuis des mois, le débat politique se focalise autour des islamistes d'Ennahdha et élude un autre enjeu de taille, celui des grandes orientations stratégiques pour les cinq ans à venir. Résultat : des citoyens déroutés. «D'un point de vue économique, social et sociétal, je me sens plus proche de BCE que Marzouki, mais je doute qu'il puisse tenir un quinquennat», explique Malek, restaurateur. «Marzouki a échoué et je ne sais pas quel est le programme de BCE !» complète Chema, chef d'entreprise. «De toute façon, il n'y a pas d'autre choix que BCE parce qu'il est un rempart contre l'islamisme», tranche sans conviction Abdelhamid, agriculteur. Démocrate «Ceux qui ont voté pour M. Marzouki sont les islamistes (… ) Nous avons aussi avec lui des salafistes djihadistes.» Lundi matin, la déclaration de Béji Caïd Essebsi à la radio française RMC a fait l'effet d'une bombe. L'ancien conseiller et ministre de Habib Bourguiba accuse son rival d'être à la solde des extrémistes et se présente comme le seul garant de la démocratie. Il insiste : «Il va y avoir une coupure en deux : les islamistes d'un côté et puis tous les démocrates et les non-islamistes de l'autre.» Une provocation insoutenable pour Ennahdha, qui brocarde le «candidat qui discrimine son peuple (et) ne mérite pas d'être Président.» La jeune députée Sayida Ounissi s'alarme des répercussions à l'international : «Espérons que 33% des Tunisiens ne seront pas à nouveau qualifiés de djihadistes, c'est mauvais pour l'image du pays.» Chez Moncef Marzouki, en revanche, on se frotte les mains. C'est la première faute politique du vieux briscard Essebsi. L'occasion de faire d'une pierre trois coups : rappeler que l'on est contre toute forme d'extrémisme, forcer le trait de l'athéisme supposé de son adversaire, et marteler que de facto c'est lui le plus antidémocrate des deux. Le leader du Congrès pour la République (CPR) en veut pour preuve que lui n'a jamais servi sous Ben Ali. «Aujourd'hui, il y a une bataille entre l'ancien régime et le nouveau régime», prévient le challenger, comme pour rappeler que Caïd Essebsi fut membre du Comité central de l'ancien parti unique, le RCD, jusqu'en 2001, et président de l'Assemblée nationale au début des années 90'. A la même époque, Moncef Marzouki, président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDDH), ferraille contre le pouvoir pour empêcher la dissolution de l'association. En vain. Autre reproche rabâché par les détracteurs de Nida Tounès : la présence d'anciens caciques du «benalisme» auprès du favori. Ce que BCE a toujours nié. Au congrès fondateur de juillet 2012 pourtant, les figures de la Tunisie pré-révolutionnaire sont bel et bien présentes. Et depuis quelques jours, le camp du sortant s'est trouvé un nouveau joujou pour contrarier le favori : exiger un débat d'entre-deux tours. «Ce n'est pas acceptable qu'il refuse une règle fondamentale : s'expliquer devant les Tunisiens. Sa conception est quelque peu vacillante», se délecte Marzouki sur France 24. La manœuvre est habile. Partisan d'une présidence «au-dessus de la mêlée», Béji Caïd Essebsi se voit mal mis sur un pied d'égalité avec un adversaire qu'il ne considère pas de son niveau. «L'Aïd El Kebir et les combats de béliers sont passés», ironise le vétéran. Son camp se cantonne à la stratégie élaborée depuis deux ans : capitaliser sur le mécontentement engendré par la majorité sortante. A y regarder de plus près, les deux hommes sont pourtant plus proches qu'on ne pourrait le penser. Jusqu'en 2011, l'un comme l'autre sont auréolés d'une image d'hommes intègres et intransigeants. Revanche 1994. L'année de la rupture. Béji Caïd Essebsi se retire de la scène politique aussitôt achevé son mandat de député. Tunis se gausse des mésaventures de ce proche de Habib Bourguiba tombé dans l'escarcelle de Ben Ali avant de se voir bannir des hautes sphères. Coupable d'un crime de lèse-majesté pour avoir suggéré au jeune dictateur d'instiller une dose de démocratie dans les rouages de la République. Moncef Marzouki ne peut qu'applaudir des deux mains. Le président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme vient de claquer la porte. Il dénonce la compromission de l'association avec le régime. Et décide de se présenter à l'élection présidentielle. Il échoue à récolter les signatures nécessaires pour figurer au premier tour, mais paye cher son insolence. Son geste lui vaut plusieurs mois de prison. Face aux années de plomb, l'un choisit la méthode douce quand l'autre préfère ruer dans les brancards. Vingt ans durant, Béji Caïd Essebsi entretient ses réseaux sans faire de vagues. «Quand il s'est retiré, j'ai continué à aller le voir chez lui, raconte un journaliste qui le fréquente toujours. Il nous recevait avec certains collègues. Il dînait avec des ambassadeurs régulièrement.» A ceux qui lui prédisaient alors un destin présidentiel, l'ancien ministre de Bourguiba assurait qu'il a renoncé à toute ambition politique. Moncef Marzouki, lui, s'est déjà mis en tête de faire tomber la cause de ses tourments. En 1996, il s'empare de la présidence de la Commission arabe des droits de l'homme. En parallèle, il fonde le Conseil national pour les libertés en Tunisie et la Congrès pour la République, parti non agréé par les autorités tunisiennes. Il multiplie les déclarations critiques. Et en paye le prix : arrestations, procès, prison, vol de voiture, interdiction de voyager, assignation à résidence En août 2000, l'université où il enseigne le met à la porte. Un an plus tard, le voilà contraint à l'exil. Les deux candidats du second tour partagent très tôt un idéal d'ouverture contrarié par la montée en puissance du clan Ben Ali. Le désir de revanche est leur autre point commun. Un sentiment d'inachevé les anime. «Béji Caïd Essebsi, comme les autres politiques de l'époque d'ailleurs, étaient écrasés, humiliés par Habib Bourguiba qui ne supportait ni la contradiction ni la rivalité», se souvient un témoin de l'époque. Moncef Marzouki se voyait, quant à lui, promis à une brillante carrière, lui le défenseur acharné des droits de l'homme, brisé par le seul fait du prince. Les deux hommes auraient dû être alliés. La politique en a décidé autrement. Quand Ben Ali prend la fuite en janvier 2011, Marzouki et Caïd Essebsi y voient l'occasion d'accomplir enfin leur destinée, après vingt ans de lutte. Le mois prochain, le second tour de la présidentielle ne donnera raison qu'à un seul d'entre eux.