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Le Pays de Staline, le nouveau fer de lance de l'ultralibéralisme dans le Caucase La Géorgie et la Turquie préparent doucement mais sûrement leur union économique
A Tbilissi, il ne subsiste presque plus de vestiges pouvant témoigner du long passé communiste de la Géorgie. Il faut dire que dès la proclamation de leur indépendance en 1991, les Géorgiens ont fait en sorte à ne garder aucune attache avec l'ancien empire soviétique. Dans ce pays, huit fois plus petit que la wilaya de Tamanrasset et de près de cinq millions d'habitants, surnommé, au temps de la guerre froide, le potager de l'URSS en raison de la qualité de ses légumes, l'anglais a d'ailleurs très vite remplacé le russe. La remarque vaut surtout pour les jeunes. Le français y a aussi fait une percée significative. Tbilissi (Géorgie). De notre envoyé spécial Dans certains quartiers de la ville, des fast-foods aux couleurs agressives sont parvenus à déloger les vieilles auberges où les soldats de l'Armée rouge et les militants du parti avaient coutume de trinquer tous les soirs à la mémoire d'abord du « camarade Staline », l'enfant du pays, puis de tel ou tel autre responsable du Soviet suprême. Autre époque, autres mœurs. Aujourd'hui, seule la ville de Gori qui est située au nord-ouest de Tbilissi a refusé de déboulonner la statue de l'ancien dictateur soviétique et de sombrer dans l'amnésie. Inutile de chercher à savoir pourquoi : Staline y est né. Il suffit peut-être de mentionner qu'aujourd'hui encore les repas traditionnels se doivent de commencer par un toast à sa mémoire pour savoir exactement ce que l'on pense du personnage dans la région. Comme dans tous les pays conquis par l'économie de marché, des banques étrangères et des hôtels de luxe se sont imposés dans le paysage d'une Géorgie devenue du jour au lendemain, sans transition aucune, la république la plus ultralibérale du Caucase. La riposte massive de l'armée russe à l'offensive terrestre menée par la Géorgie, en août 2008, contre la province séparatiste d'Ossétie du Sud prouve toutefois que vouloir couper les ponts avec Moscou et « passer à l'Ouest » a souvent un coup exorbitant. Ce conflit-éclair auquel personne ne s'attendait dans la région a poussé plus de 40 000 civils à fuir l'Ossétie du Sud. Depuis, la haine envers le voisin russe, s'est développée partout à travers la Géorgie. Cela à tel point que parler russe est mal vu. « Depuis 2008, ils (les Géorgiens, ndlr) sont devenus allergiques à tout ce qui peut symboliser la Russie de Medvedev et de Poutine », prévient un journaliste européen rencontré dans bistrot branché ouvert récemment non loin du parc Gorgasali. « Cela dit, ceci m'étonnerait que la Géorgie aille jusqu'à la rupture. Il y a plus d'un million de Géorgiens qui travaillent en Russie et des entreprises russes possèdent encore des intérêts ici. Le sentiment anti-russe est une réaction de dépit qui, à mon humble avis, finira par s'estomper », poursuit notre interlocuteur tout en sirotant tranquillement une bière. Et d'ajouter au bout d'une longue gorgée : « En réalité, l'inquiétude des Géorgiens provient en partie du fait d'avoir été lâchés en 2008 par les Américains. Ils ne s'y attendaient pas. Aujourd'hui, ils se sentent seuls malgré les assurances données par Washington. L'UE essaye bien de recoller les morceaux mais l'entreprise est rude. L'expérience traumatisante qu'ils viennent de traverser les a même rendus fatalistes. C'est un peuple qui en a vu de toutes les couleurs tout au long des siècles. » Le sentiment anti-Russe s'exacerbe Une chose est certaine, le gel des relations russo-géorgiennes profite très largement à la Turquie. Ce pays vient d'ailleurs de signer avec Tbilissi des accords devant permettre, à terme, de construire un partenariat se rapprochant du modèle du Benelux. Et la simple évocation d'un tel accord permet de comprendre toute l'importance (géopolitique et géostratégique) que représente pour Ankara la jeune république de Géorgie. Actuellement, plus de 300 entreprises turques de toutes les tailles sont établies en Géorgie. Avec le temps, il n'est pas interdit de penser que le pays de Staline deviendra la chasse gardée exclusive de la patrie d'Atatürk tout étant, bien entendu, un des postes avancés de l'Otan dans la région. Le temps est cependant ce dont dispose le moins Mikhaïl Saakachvili, le jeune président géorgien qui semble dans l'incapacité de ramener la prospérité promise au peuple en 2003 en pleine euphorie de la révolution des Roses en 2003. Prise en étau entre la Russie, la Turquie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, tous des pays plus stables et donc offrant davantage de gages de réussite aux hommes d'affaires, la Géorgie a du mal à décoller économiquement malgré la libéralisation de pans entiers de l'économie et la mise en place de politiques attractives en direction des investisseurs étrangers. Les voyants économiques sont au rouge en dépit du fait aussi que toutes les précautions ont été prises pour ne pas contrarier les multinationales. En 2008, Tbilissi n'a pu attirer qu'un milliard et demi de dollars d'investissements. Conséquences : la croissance économique a stagné depuis plusieurs mois à 3% alors qu'elle avait atteint les 12% en 2007 et le chômage a tellement progressé qu'il touche aujourd'hui près de 30% d'une population vivant déjà dans une extrême précarité. Le pouvoir d'achat a tellement chuté (le salaire moyen est d'à peine 15 000 DA) que la pomme de terre ou la tomate prennent parfois la valeur de bijoux dans certaines villes du pays. Cela même quand elles sont de piètre qualité. Souvent rares, les fruits et légumes sont exposés dans les vitrines à Tbilissi comme on le ferait pour des produits de luxe. Le comble pour un pays qui possède sans doute les terres les plus fertiles du Caucase. Ou du moins qui possédait car le gouvernement actuel a tout vendu aux étrangers. Visiblement installée dans la durée, la crise financière internationale n'est pas faite pour arranger les choses. Le président Saakachvili ciblé par des tirs croisés de l'opposition Outre de commencer à perdre la cote au sein de la population, le président Saakachvili auquel le dernier ministre des Affaires étrangères de l'ex-URSS, Edouard Chevardnadze, reproche de cumuler les bourdes depuis sa réélection en 2004, est depuis plusieurs semaines la cible de tirs croisés de l'opposition menée par l'Alliance pour la Géorgie. Cette dernière n'hésite plus à dénoncer sa « dérive autoritaire », son aventurisme politique et son sens un peu trop prononcé pour les affaires. Certains politiques l'accusent carrément de se « remplir les poches sur le dos de la population ». Par les temps qui courent, il faut dire qu'il devient difficile de trouver quelqu'un capable de défendre encore ouvertement les options ultralibérales de « Micha » (c'est le surnom donné à Mikhaïl Saakachvili). Surtout depuis qu'une grande partie de la population est réduite à la mendicité et à recourir au système D pour subsister. « Au début, tout le monde avait accepté de changer de voie. Nous voulions vraiment faire table-rase avec le passé. Aujourd'hui lorsque nous voyons la situation dans laquelle nous sommes, sincèrement nous ne savons plus. C'est la confusion dans nos têtes. Les gens sont désemparés. Nous avons du mal à accepter que ça soit cela la démocratie », lâche avec amertume Nina, une guide touristique géorgienne. La situation à laquelle fait allusion Nina concerne, bien sûr, le fossé sidéral qui sépare les riches et les pauvres, la corruption qui ne finit toujours pas de gangréner la majorité des institutions et le contrôle d'une partie du pouvoir local par des groupes maffieux. Quid des attentes de la société ? Tout le monde déplore que le business passe avant les droits de l'homme et le bien-être de la société. Les aspirations de la population passent très souvent au second plan… quand elles ne sont pas carrément ignorées. Des preuves ? Dans Tbilissi, il y en existe à profusion. Les autorités locales ont décidé du jour au lendemain de ne pas réfectionner les trottoirs de la ville devenus, avec le temps, impraticables. La raison ? « De tels travaux ne sont pas rentables », soutiennent-ils. L'argument de la rentabilité paraît ainsi avoir dispensé les autorités de toute obligation à l'égard des citoyens. Inutile donc de parler du mobilier urbain puisqu'il n'en existe pratiquement pas. Après tout, à quoi servirait-il !? Beaucoup de quartiers sont également dépourvus d'éclairage public. Mais cela n'est rien lorsque l'on sait que les Géorgiens ou plus précisément les habitants de Tbilissi n'ont pas l'électricité H24. Pour pallier aux coupures de courant, les commerçants et les plus nantis se sont offerts des groupes électrogènes. Le reste de la population s'éclaire, tout le monde l'aura deviné, à la bougie. Le constat n'est pas meilleur concernant les transports publics. Le secteur se résume à quelques bus datant de l'époque soviétique auxquels sont venus prêter main-forte des fourgons de particuliers presque aussi vieillots. Menacés de disparition, peu d'initiatives ont été entreprises pour sauver ce qui reste du trésor architectural et des inestimables sites historiques et religieux de Tbilissi. A part le ravalement des façades des édifices longeant la très chic avenue Rustavelis menant à la place de l'Hôtel de Ville, symbole du renouveau de la capitale géorgienne, et la réfection du petit quartier historique Kalaubani, le reste de la ville tombe littéralement en ruine. Les maisons à l'architecture pourtant recherchée – l'Art nouveau y a laissé ses plus belles expressions – sont laissées à leur funeste sort. Ces anciennes résidences, jadis témoins privilégiés de pages glorieuses de l'histoire de la Géorgie, servent aujourd'hui au mieux d'abris à des SDF et des laissés-pour-compte. Mikhaïl Saakachvili a beau essayer de vendre en Occident l'image d'un pays réconcilié et démocratique, la simple vue de ces dizaines de jeunes gens déambulant à travers les rues de Tbilissi des bouteilles d'alcool à la main ou de ces innombrables septuagénaires condamnés à vendre leurs bijoux de famille pour joindre les deux bouts montre au contraire que la Géorgie a hérité du libéralisme le plus sauvage de la région.