– D'abord, comment se fait-il que vous parliez aussi bien l'arabe ? J'ai étudié l'arabe à l'université en Italie, entre 2000 et 2003. Après mes études, j'ai d'abord travaillé comme journaliste dans les pays du Maghreb. Puis, en 2011, j'ai couvert la guerre en Libye et en Syrie, et c'est à ce moment-là que j'ai perfectionné mon arabe. En tant que journaliste, vous vous intéressez aux migrations et, particulièrement, aux harraga qui tentent d'atteindre l'Europe par la mer. Vous avez aussi créé le blog «Europe Fortress» où vous référencez toutes les informations relatives aux victimes de l'immigration clandestine… J'ai créé ce blog en janvier 2006. A l'époque, je travaillais pour une agence de presse italienne et j'ai été amené à couvrir les événements de Lampedusa, ces naufrages qui ont fait plus de 20 000 morts ces 15 dernières années… J'ai commencé à mettre mes articles en ligne, puis je me suis senti de plus en plus interpellé par la vie de ces harraga. J'ai entamé alors tout un travail de recherches ; j'ai établi une liste des principaux naufrages, recensé le nombre de morts… Je me suis intéressé à la vie de ces voyageurs dans les centres de détention italiens. En octobre 2006, j'ai eu envie d'aller au-delà de ces chiffres, j'ai alors quitté l'agence de presse pour laquelle je travaillais et je suis allé à la rencontre des familles de ces jeunes migrants. Mon désir était de mieux comprendre leurs motivations et j'ai fait des reportages que j'ai mis sur mon blog. C'est comme ça que «Europe Fortress» a pris forme. Aujourd'hui, c'est un blog traduit en 22 langues et c'est devenu un point de référence pour la presse italienne et internationale. Même la presse algérienne y a recours. – Comment vous est venue l'idée de votre dernier documentaire Du côté de la mariée ? Racontez-nous votre rencontre avec les protagonistes de votre documentaire ? Tout a commencé par hasard. C'était en octobre 2013. Je venais de rentrer de Syrie avec mon ami et coréalisateur du documentaire, Khaled Souleïman El Nassiry. On prenait un café à la gare de Milan ; on parlait en arabe et un jeune Syrien nous a entendus. Il s'est approché de nous et nous a demandé s'il y avait un train pour la Suède. Sa question nous a fait sourire parce qu'il n'y a pas de train pour la Suède à partir de Milan. On a trouvé ça naïf… Nous avons sympathisé, et il nous a raconté qu'il était l'un des rares survivants d'un naufrage qui avait fait 250 morts en 2013 dans les eaux de Lampedusa. Il y avait perdu ses amis et une partie de sa famille… Il voulait se rendre en Suède, le seul pays d'Europe qui octroie aux Syriens fuyant la guerre un titre de séjour à vie. Mais sa situation de sans-papiers ne lui permettait pas un tel voyage… On a cherché une solution, et là l'idée du mariage est arrivée : on a décidé d'organiser un faux cortège nuptial avec une mariée en robe blanche, un mari en costume et des invités… Les policiers ne penseraient probablement pas à arrêter un cortège pour procéder à des vérifications de papiers. Deux semaines après, nous étions prêts pour l'aventure… Nous avons pensé qu'il fallait filmer ça, d'abord parce que l'idée était un peu folle, et puis que ça pourrait peut-être sensibiliser l'opinion publique à la tragédie que vivaient les harraga de Lampedusa… – En faisant voyager des sans-papiers à travers l'Europe, vous avez pris d'énormes risques… Nous risquions d'être arrêtés pour avoir favorisé l'immigration illégale, nous étions des passeurs en quelque sorte… Nos cinq amis n'avaient ni passeport ni carte d'identité et ils risquaient aussi d'être arrêtés. Aujourd'hui, nous risquons un procès, car nous avons commis un délit et on ne s'en cache pas, au contraire, on en fait même la publicité en montrant ce film un peu partout en Europe. C'est un acte de désobéissance civile que nous assumons complètement, parce que pour nous les lois migratoires européennes ne sont pas justes. C'est pourquoi nous avons choisi de les enfreindre publiquement. Théoriquement, l'Italie, la France ou la Suède pourraient nous intenter un procès et nous sommes prêts à l'affronter, nous avons des avocats. Il faut dire que notre force vient du fait que notre démarche est une action collective, il faut savoir que notre film a été financé par un «crowdfunding» (levée de fonds communautaire sur internet) : 2600 personnes ont financé le film en faisant des dons. Nous avons collecté plus de 100 000 euros. C'est le plus grand «crowdfunding» de l'histoire du cinéma italien. Ces 2600 personnes ont donc aussi participé au délit… Il faudra donc juger les trois réalisateurs, l'équipe technique, ainsi que ces 2600 personnes… – Vous dites avoir voulu à travers ce documentaire porter un nouveau regard sur la question migratoire… Le but n'était pas de faire un film sur «les autres», «les migrants», «les réfugiés », je n'aime pas toutes ces appellations… Nous avons plutôt voulu raconter l'histoire d'un groupe d'amis, des Méditerranéens : des Palestiniens, des Syriens et des Italiens qui partagent les mêmes valeurs… Il ne s'agit surtout pas de «gentils» Italiens qui aident de «pauvres» Arabes… C'est l'histoire d'un groupe d'amis qui décident ensemble d'enfreindre des lois injustes et de se moquer de cette Europe forteresse. Nous voulions aussi sortir de cette vision véhiculée par les médias qui victimise ou criminalise les requérants d'asile. Nous avons mené cette action de désobéissance civile avec humour, poésie et fantaisie. Mais nous avons aussi dû affronter la peur… C'est aussi ça le nouveau regard que nous voulions porter sur ce problème : montrer que nous pouvons, nous les Méditerranéens, nous unir et refuser ces lois absurdes qui nous séparent et empêchent ceux de la rive sud de se déplacer librement en Europe. – Votre film est un acte politique ; quelles questions a-t-il soulevé dans l'opinion publique italienne ? Oui et non… Le film est resté six mois dans les salles de cinéma, il a fait 120 000 entrées, toute la presse italienne en a parlé. Même une radio qui appartient à un parti politique xénophobe italien a parlé du film… Mais, bizarrement, il n'y a eu aucune réaction au niveau politique, que ce soit des partis de gauche ou de droite. Les politiciens italiens ne veulent pas aborder ce sujet sensible… Comme le film a été très bien accueilli, ils ne veulent pas non plus nous attaquer parce qu'ils risquent l'effet contraire, c'est-à-dire de nous faire plus de publicité… Parce que, pour finir, ce que nous revendiquons à travers notre film, c'est le droit à la libre circulation pour tout le monde, et ça, c'est beaucoup trop demander au gouvernement italien d'aujourd'hui. – Vous dites que la Méditerranée est devenue un grand cimetière, alors qu'elle pourrait unir les peuples de ses deux rives. Quelles sont, à votre avis, les solutions politiques qui pourraient arrêter cette tragédie ? Pour moi, il n'y a qu'une seule solution politique pour arrêter cette tragédie, c'est de reconnaître le droit de libre circulation à tout le monde. Ces gens qui risquent leur vie en traversant la Méditerranée sont les victimes de la politique européenne des visas. Donner le droit à un jeune Algérien au chômage ou à un jeune Syrien qui fuit la guerre de voyager en Europe s'il le désire… Et là, je ne parle pas des lois sur le droit de séjour, je parle tout simplement de droit à la mobilité pour tous. A l'heure de la mondialisation et de la globalisation, je ne comprends pas pourquoi une personne avec un passeport rouge a le droit de se déplacer librement, alors qu'on refuse ce même droit à celui qui détient un passeport vert. L'Europe a bien ouvert ses portes aux pays de l'ex-Union soviétique. Pourquoi ne pas appliquer cette même politique avec les pays de la rive sud de la Méditerranée ? L'Union européenne mène une politique meurtrière. Elle est même allée jusqu'à financer la construction d'un mur de 30 km entre la Bulgarie et la Turquie pour empêcher les Syriens qui tentent de fuir la guerre d'entrer en Europe. C'est le quatrième mur aux frontières de l'Europe après Melilla, Ceuta et la Grèce. Quels messages vouliez-vous transmettre à travers votre film ? Il y en a plusieurs… Je dirais que chacun de nous est capable de ne pas trahir son humanité… Nous pouvons nous unir, nous pouvons faire preuve d'humour et d'ironie et imaginer un autre monde… Et je pense que c'est ça la force de notre film, nous n'avons pas fait seulement un film de dénonciation, nous avons fait un film qui raconte un autre monde possible… Il faut choisir son camp… Et nous, nous avons choisi d'être «du côté de la mariée» !