Il paraissait alors physiquement amoindri, même s'il était encore en possession d'une bonne partie de ses facultés intellectuelles. D'ailleurs, durant trois quart d'heure, il a participé à une discussion à bâtons rompus à trois, en compagnie de son épouse, Nouara Amrouchi. Je lui ai fait part de mon admiration pour le contenu et la richesse historique de son dernier ouvrage [2]. Je n'ai pas manqué de mettre en évidence que l'un des faits les plus probants de son ouvrage est qu'à aucun moment, il n'a critiqué l'attitude de son chef militaire hiérarchique, quand ce dernier a déposé les armes en 1964, alors que lui a décidé de continuer son combat. La réponse qui m'a été servie résonne encore : « Comment peut-on être critique envers quelqu'un d'aussi proche de ses hommes…qui pense à ses hommes avant de penser à lui-même ». Ce respect, probablement forgé dans l'action militaire durant les années de lutte commune, montre une qualité exceptionnelle chez Si L'Hafidh : la loyauté. Les faits d'armes de Si L'Hafidh sont nombreux et diversifiés, même s'ils ne sont que partiellement relatés dans son 1er ouvrage [1]. Lorsqu'en 1955 déjà, il braqua son 7.65 sur le creux de l'oreille du sanguinaire administrateur De Flogny, il lui donna le temps d'implorer sa maman, avant qu'un seul coup de feu ne mette fin aux humiliations et sévices qu'il infligeait à la population de Michelet, le chef-lieu où a eu lieu probablement le plus d'attentats durant la guerre. L'embuscade de Thappourth Thamoqrate (Grande Porte) en 1956 est vraisemblablement l'un des faits d'armes des plus glorieux de l'ALN, ce dont témoigne l'évacuation par hélicoptères des morts et blessés de l'armée coloniale. Cet endroit, de par sa géographie, est un coupe-gorge idéal pour tendre une embuscade, même si cela devait impliquer le fameux 22e bataillon des chasseurs alpins, une unité d'élite de l'armée d'occupation. Pour se venger de la déculottée reçue, la soldatesque ennemie châtia lourdement la population civile en bombardant aveuglément les villages en contrebas du lieu de la raclée. Dans les jours qui suivirent, les exactions redoublèrent de férocité : arrestations, tortures et destructions. Finalement, détruire la maison de ceux qui luttent contre la colonisation n'est pas un ‘brevet' israélien, mais celui de la France coloniale, avec une dose de cruauté supplémentaire : obliger les villageois à mettre à terre eux-mêmes la maison du père de Si l'Hafidh. Au fil des ans, la sauvagerie des chasseurs alpins va crescendo pour atteindre son summum en fin d'année, avec la froide exécution de 28 civils. Entretemps, cela renforça la volonté des combattants de la liberté, ce dont témoigne l'embuscade menée par Si L'Hafidh et ses hommes au lieu-dit Azrou Ath Khlef en 1957, où un convoi de 9 camions de l'armée coloniale fut intercepté et décimé, lui causant des dizaines de morts et de blessés. En 1958, c'est le détachement des chasseurs alpins d'Ait Ali Ouharzoune qui se retrouva sous le feu nourri de Si L'Hafidh et ses hommes, sans aucune possibilité de riposte. Il fut totalement décimé, avec en prime, les youyous à gorge déployée des femmes du village de Thala Tazart. Les lecteurs intéressés par d'autres faits héroïques impliquant le Commissaire politique de Michelet et non moins responsable du commando de choc Si L'Hafidh peuvent consulter l'ouvrage [1]. Ils y apprendront que la légendaire 1ère compagnie du Djurdjura, constituée des maquisards les plus aguerris de Michelet et fer de lance des grands affrontements armés, était renforcée par la présence de valeureux Berbères marocains venus prêter mainte forte et, malheureusement, tous décédés les armes à la main. Ils y apprendront aussi que l'héroïque responsable de la 1ère compagnie du Djurdjura a osé, au risque de sa vie, interpeler l'État-major de la Wilaya III lors des horribles auto-massacres de l'opération « Bleuite »… En 1959, la Wilaya III fut confrontée à l'opération Jumelles, un déploiement sans précédent de 40 000 soldats qui a permis le quadrillage hermétique de l'ensemble des villages, puisque les populations des hameaux qui ne pouvaient être surveillées ont été déplacées. Dans le même temps, le manque d'armes et de munitions devenait de plus en plus le vrai problème n1, obligeant les maquisards des wilayas III et IV à aller eux-mêmes chercher ces armes en Tunisie, un voyage synonyme de suicide pour la majorité de ceux qui l'ont fait. Aujourd'hui, on se pose la légitime question de savoir si le siphonage des maquis de l'intérieur n'était pas prémédité par l'état-major pour servir les desseins d'un clan pour la prise du pouvoir, après l'indépendance. Nul besoin d'un doctorant en sciences militaires pour comprendre qu'il ne revenait pas aux maquisards des Wilaya III et IV d'aller chercher des armes en Tunisie, alors qu'à la frontière de ce pays était amassé des dizaines de milliers de militaires algériens prêts à…envahir le pays sitôt l'indépendance proclamée, quitte à bombarder les « frères » d'armes qui l'ont libéré. La suite est bien connue : une année après l'indépendance, en Kabylie s'ouvre le nouveau maquis du FFS, alors que cette région est encore particulièrement exsangue par 8 années de guerre impitoyable dont elle a payé un tribut démesuré. La population va de nouveau vivre au rythme des ratissages, des humiliations et des tortures de la soldatesque du couple méphistophélique Ben Bella – Boumediene. Enfant à l'époque, l'auteur de ces lignes a encore en tête la peur bleue qu'inspiraient les barrages de la nouvelle armée d'occupation pour tous ceux qui se rendaient à Michelet en 1963-65. Plus de 400 valeureux maquisards de la lutte contre la dictature seront tués, dont certains froidement achevés, comme c'est le cas du 1er maire de Michelet Kaci Nait Belaïd, de Belaïd Ait Medri et de tant d'autres. La plaie de ce chapitre de la guerre FFS contre dictature [2] que la vox-populi appelle guerre arabo-kabyle ne sera jamais refermée, du moins tant que ces valeureux combattants de la démocratie ne seront pas doublement réhabilités, surtout qu'aujourd'hui on sait que la vox-populi a été bien bernée. Pour paraphraser l'expression désormais célèbre d'un prolifique intellectuel algérien qui se posait la question de savoir combien resterait-il à vivre à l'impotent pouvoir actuel, si toute l'Algérie avait été la Kabylie, force est de reconnaître que cette région est désormais en train de passer à une nouvelle étape de son épanouissement, même si cela comporte encore un lot d'inconnues. Même si cela est juste symbolique, il revient à chaque village de ne plus attendre un signal des autorités et de donner l'exemple en rehaussant la place sociale qu'occupent les 400 martyrs de la démocratie qui doivent être une réelle source de fierté, tout autant que le sont les martyrs de Novembre. Cet épanouissement doit aussi incorporer le rapatriement d'un certain nombre de compétences de gestion, incluant l'éducation. Il ne revient pas au gouvernement jacobin d'Alger de décider quel type d'éducation sied le mieux à chaque région du pays. Si la Kabylie veut faire valoir sa spécificité, c'est son droit absolu et le désormais invivable statu-quo actuel ne saurait perdurer.
Références [1]A. Yaha, Au cœur des maquis en Kabylie, 2012 [2]A. Yaha, FFS contre dictature, 2015